La
science-fiction a longtemps été perçue comme un genre littéraire inférieur et relativement
récent. Isaac Assimov, l’un des grands maîtres de celle-ci au XXe
siècle résumait avec humour la manière dont ces textes étaient perçus par
certains éditeurs : « L’une des
conséquences secondaires de la respectabilité croissante de la science-fiction,
ce fut de lui ouvrir des marchés, où, quelques années auparavant, on aurait
appelé les services de l’hygiène pour en faire enlever tout manuscrit qui, par
inadvertance, aurait atterri dans un bureau d’éditeur » (1).
L'Icaroménippe
Néanmoins,
plus de quinze siècles avant Jules Verne, un écrivain antique avait imaginé d’envoyer
un homme sur la Lune. En effet, au IIe siècle de notre ère, Lucien de Samosate,
érudit araméen païen de Commagène, adepte de la pensée cynique, rédigea l’Icaroménippe. Dans ce texte, il imagina
que le philosophe Ménippe de Gadara atteignait la Lune grâce à des ailes qu’il
avait fabriquées. Lucien cherchait à amuser ses lecteurs. Il obligeait aussi les
hommes à réfléchir sur la petitesse du monde et sur l’insignifiance de leurs
conflits. Enfin, comme dans la majorité de ses écrits, il critiquait les
hypocrites, les cupides et certains philosophes.
Ménippe
de Gadara s’envola de l’Olympe : « Je montai sur l’Olympe, puis, avec
des provisions aussi légères que possible, je me dirigeai désormais droit sur
le ciel. Au début, j’avais le vertige à cause de l’abîme, puis je parvins à le
surmonter aisément. Quand je fus enfin arrivé à la hauteur même de la Lune
après m’être complètement dégagés des nuages, je me rendis compte que ma propre
fatigue, en particulier du côté de l’aile gauche, celle du vautour. M’étant
donc approché et m’installant sur la Lune, je m’accordai un temps de repos.
D’en haut, j’observais la Terre et tel le grand Zeus d’Homère je laissais
descendre mon regard vers le pays des Thrace riches en chevaux, tantôt vers
celui des Mysiens et un instant après, à mon gré, vers l’Hellade, la Perse
et l’Inde. Toutes ces choses m’emplissaient d’un plaisir constamment renouvelé » (2).
Arrivé
sur le satellite naturel de la Terre, Ménippe de Gadara y rencontra le philosophe
Empédocle. Lucien imagina cyniquement que ce-dernier avait été projeté sur la
Lune quand il s’était jeté dans le cratère de l’Etna pour se suicider. Afin d’amplifier
l’effet comique de son invention littéraire, il raconta qu’Empédocle était
noirci par les cendres (3). Ensuite,
Ménippe de Gadara, rencontra Zeus lui-même : « Alors Zeus, vraiment terrible, me fixa d’un regard perçant et
titanesque, et me dit : « Qui es-tu toi ? Et d’où viens-tu parmi les
hommes ? Où est donc ta cité ? Et qui sont tes parents ? » Quand
j’entendis ces paroles, je faillis mourir de peur. Pourtant, je demeurai
debout, bouche bée, frappé par le tonnerre de sa grande voix. Je finis par
reprendre mes esprits et fis un récit clair et complet en remontant au début.
[…] Zeus sourit, défronça un peu les sourcils et déclara : « Que peut-on
dire d’Otos et d’Ephialte (4), quand
même un Ménippe a eu l’audace de monter au ciel ? Eh bien ! A présent nous
t’invitons à dîner. Mais demain, reprit-il, nous traiterons des questions qui
t’amènent, puis nous te renverrons ». […] Il me demanda « Dis-moi,
Ménippe, quelle est l’opinion des hommes à mon sujet ? – Que voudrais-tu
qu’elle soit, ô maître, sinon la plus conforme à la piété ? Ils pensent que tu
es le roi de tous les dieux. – Tu te moques, dit-il. Je connais parfaitement
leur goût de la nouveauté, même si tu n’en souffles mot. Il fut un temps jadis
où ils me considéraient comme un prophète et un médecin et où j’étais en somme
tout pour eux […]. Mais depuis qu’à Delphes Apollon a établi son oracle et
Asclépios son hôpital à Pergame, depuis que s’est fondé en Thrace le sanctuaire
de Bendis, en Egypte celui d’Anubis et à Ephèse celui d’Artémis, c’est là que
tout le monde accourt et qu’on célèbre des panégyries, qu’on procède à des
hécatombes et qu’on offre des briques d’or. Moi, on me considère comme dépassé
et bien assez honoré si tous les quatre ans on m’offre un sacrifice à Olympie.
C’est pourquoi tu peux constater que mes autels sont plus froids que les lois
de Platon et les syllogismes de Chrysippe » (5).
Zeus fit ensuite écouter au
philosophe quelques prières venues de la Terre : « Tout en devisant ainsi, nous arrivâmes à
l’endroit où Zeus devait siéger pour écouter les prières. Il y avait une rangée
de lucarnes semblables à des orifices de puits, munies de couvercles. Auprès de
chacune était placé un trône d’or. Zeus s’assit auprès de la première lucarne,
il enleva le couvercle et accorda son attention à ceux qui priaient. On
adressait de partout sur la Terre des prières diverses et variées. Je m’étais
penché moi aussi pour écouter les prières en même temps que lui. Elles
donnaient à peu près ceci :
« Ô Zeus, puissé-je devenir roi !
Ô Zeus, fais pousser mes oignons et mes aulx !
Ô Zeus, faites que mon père meure bientôt ! »
On disait encore :
« Puissé-je hériter de ma femme !
Puissent mes machinations contre mon frère ne pas être surprises !
Puissé-je gagner mon procès !
Puissé-je avoir la couronne aux concours olympiques ! »
[…]
Zeus écoutait et examinait avec soin chaque
prière, sans promettre de les exaucer toutes » (6). Avant
de redescendre sur Terre, Ménippe de Gadara participa à un banquet avec les
dieux.
Parmi
les nombreux cratères de la Lune, les astronomes en baptisèrent un du nom de
Lucien. Il se situe sur la face visible du satellite et mesure 7 kilomètres de
diamètre.
Les Histoires Vraies
Le
texte le plus célèbre de Lucien de Samosate fut « Les Histoires Vraies ». En 2002, Cl. Terreaux le qualifiait de
« premier récit de science-fiction
de la littérature occidentale ». Lucien s’est inspiré de l’Odyssée d’Homère ; d’Aristophane
qui avait imaginé, au Ve siècle avant notre ère, une cité céleste dans les Oiseaux ; et de d’Antonios Diogénès
qui quelques décennies avant lui avait déjà proposé d’envoyer un homme sur
la Lune. Malheureusement l’ouvrage d’Antonios Diogénès, Merveilles d’au-delà
de Thulé, n’est pas
conservé. Il n’est connu que par une courte mention de Photius à l’époque
byzantine.
Lucien
prouve, avec les Histoires Vraies, son
génie littéraire. Chaque détail du récit est une allusion à certaines œuvres de
poètes, historiens, philosophes… Il est même difficile aujourd‘hui de déceler
toutes les allusions car de nombreux textes antiques ont disparus. Lucien de
Samosate propose donc un excellent pastiche ou une parodie érudite. Il ne se
prive pas de critiquer des auteurs peu fiables comme Hérodote et Ctésias de
Cnide. La fantaisie domine dans ce texte. Lucien est cette fois héros de son
propre roman. Il voyage en bateau au-delà des colonnes d’Hercule (détroit de Gibraltar).
Ce
roman antique redécouvert au XVe siècle influença et inspira de nombreux
auteurs : Thomas More (Utopia),
Rabelais, Voltaire (Micomégas), Swift
(Voyages de Gulliver), Jules
Verne… « Je dirai la vérité au moins sur un point : en disant que je
mens. Je crois ainsi que j’éviterai les accusations des autres en reconnaissant
moi-même que je ne dis rien de vrai. Bref, j’écris sur des choses que je n’ai
ni vues, ni vécues, ni apprises d’autrui, et en outre qui n’existent en aucune
façon et ne peuvent absolument pas exister » (7).
Le navire de Lucien s’envola et il rencontra des
habitants de la Lune, les Sélénites : « J’aimerais maintenant
rapporter les choses extraordinaires et surprenantes que j’ai observées durant
mon séjour sur la Lune. D’abord le fait que ses habitants ne naissent pas de
femmes mais de mâles. Ils pratiquent le mariage entre mâle et ignorent
absolument jusqu’au nom de femme. Avant vingt-cinq ans, chacun tient lieu
d’épouse, et ensuite il devient l’époux. La gestation ne se fait pas dans le
ventre mais dans le mollet : l’embryon une fois conçu, la jambe grossit. Un
certain temps après, on l’ouvre et on en extrait un fœtus mort. On l’expose au
vent, bouche ouverte, et on le ramène ainsi à la vie. […] On trouve chez eux une race d’hommes
appelés Dendrites (hommes des arbres) qui naissent de la façon suivante. On
coupe le testicule droit d’un homme et on le plante dans le sol. Il en pousse
un très grand arbre, fait de chair et semblable à un phallus. Il y a des
branches et des feuilles, et ses fruits sont des glands longs d’une coudée.
Quand ils sont mûrs, on les cueille et on les casse pour en faire sortir les
hommes. […] Tous se nourrissent de la même façon. Ils allument du feu et font
griller des grenouilles sur les braises (il y en a quantité chez eux, qui
volent dans les airs). Pendant qu’elles grillent, on s’assoit autour du feu
exactement comme autour d’une table, on avale la fumée qui s’exhale et on s’en
régale. Telle est leur nourriture. Quant à leur boisson, c’est de l’air
comprimé dans une coupe, sécrétant un liquide pareil à la rosée » (8).
Lucien poursuivit son voyages dans l’espace : « Nous
parvînmes à la ville appelée Lychnopolis (villes des lampes). Nous poursuivions
désormais notre croisière en descendant. Cette ville est située entre les
Pléiades et les Hyades, mais beaucoup plus bas que le Zodiaque. Une fois
débarqués, nous ne trouvâmes pas un seul homme, mais quantité de lampes qui
couraient çà et là et passaient leur temps à l’agora et autour du port.
Certaines étaient petites et semblaient pauvres ; un petit nombre (celles qui
faisaient partie des riches et puissantes), éclatantes et brillantes. Pour
chacune était aménagée une maison particulière, c’est-à-dire une lanterne.
Elles avaient toutes un nom, comme les hommes et nous les entendions parler » (9).
De retour
sur Terre, son navire fut avalé par une gigantesque baleine. Il rencontra un
marchand chypriote dans l’estomac de celle-ci. Ce dernier lui expliqua que de
nombreuses créatures vivaient dans le cétacé : « La situation
générale est peut-être supportable, sinon que les gens de notre voisinage et
des environs sont très désagréables et pénibles, insociables et sauvages.
- Y-a-t-il donc, demandai-je, d’autres habitants dans la
baleine ?
Un
grand nombre, répondit-il. Ce sont des gens inhospitaliers, qui ont des formes
étranges. A l’ouest de la forêt (c’est-à-dire dans la queue de la baleine)
résident les Tarichanes (imprégnés de saumure), race aux yeux d’anguille, à la
face de langouste, combative, hardie, mangeuse de chair crue. Sur l’un des
flancs, vers la paroi droite, ce sont les Tritonomendètes (boucs-tritons), qui
dans le haut du corps ressemblent à des humains, dans le bas aux
poissons-épées, moins méchants toutefois que les autres. A gauche, les
Carkinochires (pinces de crabe) et les Thynnocéphales (têtes de thon), qui ont
conclu entre eux alliance et amitié. Le milieu est occupé par les Pagourides
(fils de crabe) et les Psettopodes (pieds de plie), race belliqueuse et très
rapide à la course » (10).
Après avoir quitté la baleine, Lucien arriva sur
l’île des Bienheureux gouvernée par Rhadamante : « Le lieu du banquet
est en dehors de la ville dans la plaine dite Elysée : magnifique prairie,
entourée d’un bois touffu aux essences variées, qui ombrage les convives quand
ils sont allongés. Ils sont couchés sur des lits de fleurs. Les vents font le
service et offrent chaque plat, sans toutefois verser le vin, car on n’en a nul
besoin : il y a autour du banquet de grands arbres de verre (du verre le plus
transparent), et ces arbres ont pour fruits des coupes de forme et de taille variées. Quand
quelqu’un arrive au banquet, il cueille une ou même deux coupes et les pose à
sa place ; aussitôt elles sont remplies de vin » (11).
Lucien de Samosate imagina ensuite une île affreuse
où vivaient les écrivains menteurs : Homère, Hérodote, Ctésias de Cnide.
Puis, Lucien fit naviguer son bateau sur une forêt avant de regagner des eaux
connues.
Conclusion
Lucien de Samosate rédigea donc deux textes
romanesques de science-fiction avant même l’invention du terme qualifiant ce
genre littéraire. Cet écrivain mérite d’être bien plus mis en lumière. Ses
autres œuvres sont également fort intéressantes. « Il [Lucien] fut la
première apparition de cette forme de génie humain dont Voltaire a été la
complète incarnation, et qui, à beaucoup d’égards, est la vérité. L’homme étant
incapable de résoudre sérieusement aucun des problèmes métaphysiques qu’il a
l’imprudence de soulever, que doit faire un sage au milieu de la guerre des
religions et des systèmes ? S’abstenir, sourire, prêcher la tolérance,
l’humanité, la bienfaisance sans prétention, la gaité. Le mal, c’est
l’hypocrisie, le fanatisme, la superstition. Substituer une superstition à une
superstition, c’est rendre un médiocre service à la pauvre humanité. Le remède
radical est celui d’Epicure, qui tranche du même coup la religion et son objet,
et les maux qu’elle entraîne. Lucien nous apparaît ainsi comme un sage égaré
dans un monde de fous. Il ne hait rien, il rit de tout, excepté de la sérieuse
vertu » (12).
Sébastien POLET
(1)
I. ASIMOV, préface de Mon fils, le physicien, dans Jusqu’à
la quatrième génération, trad. S.
HILLING, Paris, 1980, p. 149.
(2)
LUCIEN
DE SAMOSATE, Icaroménippe, 11.
(3)
LUCIEN
DE SAMOSATE, Icaroménippe, 13.
(4)
Otos
et d’Ephialte : géants qui avaient entassé l’Olympe, l’Ossa et le Pélion pour
faire la guerre aux Olympiens. Ils furent foudroyés par Zeus.
(5)
LUCIEN
DE SAMOSATE, Icaroménippe, 23-24.
(6)
LUCIEN
DE SAMOSATE, Icaroménippe, 25.
(7)
LUCIEN
DE SAMOSATE, Histoires vraies, A, 4.
(8)
LUCIEN
DE SAMOSATE, Histoires vraies, A, 22-23.
(9)
LUCIEN
DE SAMOSATE, Histoires vraies, A, 29.
(10)
LUCIEN
DE SAMOSATE, Histoires vraies, A, 34.
(11)
LUCIEN
DE SAMOSATE, Histoires vraies, B, 14.
(12)
E. RENAN,
Marc Aurèle, p. 947-948.
Pistes bibliographiques
LUCIEN, Alexandre ou le faux prophète, trad.
CASTER (M.), Paris, 2001 (Classiques en poche, n°46).
LUCIEN, Comédies humaines, introduction et
notes par OZANAM (A.-M.), Timon ou le Misanthrope, texte établi par
BOMPAIRE (J.), Timon ou le Misanthrope, Contre l’inculte, Le
Parasite, Philopseudès, Sur les hôtes à gages, Lexiphanès,
Dialogues des hétaïres, textes traduits, introduits et annotés par
OZANAM (A.-M.), Paris, 2010 Classiques en poche, n°102).
LUCIEN, Comment écrire l’histoire,
introduction, traduction et notes par HURST (A.), Paris, 2010 (La roue à livres).
LUCIEN, Portraits de philosophes,
introduction et notes OZANAM (A.-M.), textes établis et traduits BOMPAIRE (J.),
OZANAM (A.-M.), Paris, 2008 (Classiques en poche, n°89).
LUCIEN, Voyages extraordinaires,
introduction et notes OZANAM (A.-M.), textes établis et traduits BOMPAIRE (J.),
OZANAM (A.-M.), Paris, 2009 (Classiques en poche, n°90).
SARTRE (M.), D'Alexandre à Zénobie. Histoire du
Levant antique IVe siècle av. J.-C. - IIIe siècle ap. J.-C., Paris, 2001.