Lucien de Samosate et les origines de la Science-Fiction


Par Sébastien Polet

La science-fiction a longtemps été perçue comme un genre littéraire inférieur et relativement récent. Isaac Assimov, l’un des grands maîtres de celle-ci au XXe siècle résumait avec humour la manière dont ces textes étaient perçus par certains éditeurs : « L’une des conséquences secondaires de la respectabilité croissante de la science-fiction, ce fut de lui ouvrir des marchés, où, quelques années auparavant, on aurait appelé les services de l’hygiène pour en faire enlever tout manuscrit qui, par inadvertance, aurait atterri dans un bureau d’éditeur » (1).


L'Icaroménippe

Néanmoins, plus de quinze siècles avant Jules Verne, un écrivain antique avait imaginé d’envoyer un homme sur la Lune. En effet, au IIe siècle de notre ère, Lucien de Samosate, érudit araméen païen de Commagène, adepte de la pensée cynique, rédigea l’Icaroménippe. Dans ce texte, il imagina que le philosophe Ménippe de Gadara atteignait la Lune grâce à des ailes qu’il avait fabriquées. Lucien cherchait à amuser ses lecteurs. Il obligeait aussi les hommes à réfléchir sur la petitesse du monde et sur l’insignifiance de leurs conflits. Enfin, comme dans la majorité de ses écrits, il critiquait les hypocrites, les cupides et certains philosophes.

Ménippe de Gadara s’envola de l’Olympe : « Je montai sur l’Olympe, puis, avec des provisions aussi légères que possible, je me dirigeai désormais droit sur le ciel. Au début, j’avais le vertige à cause de l’abîme, puis je parvins à le surmonter aisément. Quand je fus enfin arrivé à la hauteur même de la Lune après m’être complètement dégagés des nuages, je me rendis compte que ma propre fatigue, en particulier du côté de l’aile gauche, celle du vautour. M’étant donc approché et m’installant sur la Lune, je m’accordai un temps de repos. D’en haut, j’observais la Terre et tel le grand Zeus d’Homère je laissais descendre mon regard vers le pays des Thrace riches en chevaux, tantôt vers celui des Mysiens et un instant après, à mon gré, vers l’Hellade, la Perse et l’Inde. Toutes ces choses m’emplissaient d’un plaisir constamment renouvelé » (2).

Arrivé sur le satellite naturel de la Terre, Ménippe de Gadara y rencontra le philosophe Empédocle. Lucien imagina cyniquement que ce-dernier avait été projeté sur la Lune quand il s’était jeté dans le cratère de l’Etna pour se suicider. Afin d’amplifier l’effet comique de son invention littéraire, il raconta qu’Empédocle était noirci par les cendres (3). Ensuite, Ménippe de Gadara, rencontra Zeus lui-même : « Alors Zeus, vraiment terrible, me fixa d’un regard perçant et titanesque, et me dit : « Qui es-tu toi ? Et d’où viens-tu parmi les hommes ? Où est donc ta cité ? Et qui sont tes parents ? » Quand j’entendis ces paroles, je faillis mourir de peur. Pourtant, je demeurai debout, bouche bée, frappé par le tonnerre de sa grande voix. Je finis par reprendre mes esprits et fis un récit clair et complet en remontant au début. […] Zeus sourit, défronça un peu les sourcils et déclara : « Que peut-on dire d’Otos et d’Ephialte (4), quand même un Ménippe a eu l’audace de monter au ciel ? Eh bien ! A présent nous t’invitons à dîner. Mais demain, reprit-il, nous traiterons des questions qui t’amènent, puis nous te renverrons ». […] Il me demanda « Dis-moi, Ménippe, quelle est l’opinion des hommes à mon sujet ? – Que voudrais-tu qu’elle soit, ô maître, sinon la plus conforme à la piété ? Ils pensent que tu es le roi de tous les dieux. – Tu te moques, dit-il. Je connais parfaitement leur goût de la nouveauté, même si tu n’en souffles mot. Il fut un temps jadis où ils me considéraient comme un prophète et un médecin et où j’étais en somme tout pour eux […]. Mais depuis qu’à Delphes Apollon a établi son oracle et Asclépios son hôpital à Pergame, depuis que s’est fondé en Thrace le sanctuaire de Bendis, en Egypte celui d’Anubis et à Ephèse celui d’Artémis, c’est là que tout le monde accourt et qu’on célèbre des panégyries, qu’on procède à des hécatombes et qu’on offre des briques d’or. Moi, on me considère comme dépassé et bien assez honoré si tous les quatre ans on m’offre un sacrifice à Olympie. C’est pourquoi tu peux constater que mes autels sont plus froids que les lois de Platon et les syllogismes de Chrysippe » (5). 

Zeus fit ensuite écouter au philosophe quelques prières venues de la Terre : « Tout en devisant ainsi, nous arrivâmes à l’endroit où Zeus devait siéger pour écouter les prières. Il y avait une rangée de lucarnes semblables à des orifices de puits, munies de couvercles. Auprès de chacune était placé un trône d’or. Zeus s’assit auprès de la première lucarne, il enleva le couvercle et accorda son attention à ceux qui priaient. On adressait de partout sur la Terre des prières diverses et variées. Je m’étais penché moi aussi pour écouter les prières en même temps que lui. Elles donnaient à peu près ceci :

« Ô Zeus, puissé-je devenir roi !

Ô Zeus, fais pousser mes oignons et mes aulx !

Ô Zeus, faites que mon père meure bientôt ! »

On disait encore :

« Puissé-je hériter de ma femme !

Puissent mes machinations contre mon frère ne pas être surprises !

Puissé-je gagner mon procès !

Puissé-je avoir la couronne aux concours olympiques ! »

[…]

Zeus écoutait et examinait avec soin chaque prière, sans promettre de les exaucer toutes » (6). Avant de redescendre sur Terre, Ménippe de Gadara participa à un banquet avec les dieux.

Parmi les nombreux cratères de la Lune, les astronomes en baptisèrent un du nom de Lucien. Il se situe sur la face visible du satellite et mesure 7 kilomètres de diamètre.

Cratère Lucien

Les Histoires Vraies

Le texte le plus célèbre de Lucien de Samosate fut « Les Histoires Vraies ». En 2002, Cl. Terreaux le qualifiait de « premier récit de science-fiction de la littérature occidentale ». Lucien s’est inspiré de l’Odyssée d’Homère ; d’Aristophane qui avait imaginé, au Ve siècle avant notre ère, une cité céleste dans les Oiseaux ; et de d’Antonios Diogénès qui quelques décennies avant lui avait déjà proposé d’envoyer un homme sur la Lune. Malheureusement l’ouvrage d’Antonios Diogénès, Merveilles d’au-delà de Thulé, n’est pas conservé. Il n’est connu que par une courte mention de Photius à l’époque byzantine.

Lucien prouve, avec les Histoires Vraies, son génie littéraire. Chaque détail du récit est une allusion à certaines œuvres de poètes, historiens, philosophes… Il est même difficile aujourd‘hui de déceler toutes les allusions car de nombreux textes antiques ont disparus. Lucien de Samosate propose donc un excellent pastiche ou une parodie érudite. Il ne se prive pas de critiquer des auteurs peu fiables comme Hérodote et Ctésias de Cnide. La fantaisie domine dans ce texte. Lucien est cette fois héros de son propre roman. Il voyage en bateau au-delà des colonnes d’Hercule (détroit de Gibraltar).

Ce roman antique redécouvert au XVe siècle influença et inspira de nombreux auteurs : Thomas More (Utopia), Rabelais, Voltaire (Micomégas), Swift (Voyages de Gulliver), Jules Verne… « Je dirai la vérité au moins sur un point : en disant que je mens. Je crois ainsi que j’éviterai les accusations des autres en reconnaissant moi-même que je ne dis rien de vrai. Bref, j’écris sur des choses que je n’ai ni vues, ni vécues, ni apprises d’autrui, et en outre qui n’existent en aucune façon et ne peuvent absolument pas exister » (7).

Le navire de Lucien s’envola et il rencontra des habitants de la Lune, les Sélénites : « J’aimerais maintenant rapporter les choses extraordinaires et surprenantes que j’ai observées durant mon séjour sur la Lune. D’abord le fait que ses habitants ne naissent pas de femmes mais de mâles. Ils pratiquent le mariage entre mâle et ignorent absolument jusqu’au nom de femme. Avant vingt-cinq ans, chacun tient lieu d’épouse, et ensuite il devient l’époux. La gestation ne se fait pas dans le ventre mais dans le mollet : l’embryon une fois conçu, la jambe grossit. Un certain temps après, on l’ouvre et on en extrait un fœtus mort. On l’expose au vent, bouche ouverte, et on le ramène ainsi à la vie.  […] On trouve chez eux une race d’hommes appelés Dendrites (hommes des arbres) qui naissent de la façon suivante. On coupe le testicule droit d’un homme et on le plante dans le sol. Il en pousse un très grand arbre, fait de chair et semblable à un phallus. Il y a des branches et des feuilles, et ses fruits sont des glands longs d’une coudée. Quand ils sont mûrs, on les cueille et on les casse pour en faire sortir les hommes. […] Tous se nourrissent de la même façon. Ils allument du feu et font griller des grenouilles sur les braises (il y en a quantité chez eux, qui volent dans les airs). Pendant qu’elles grillent, on s’assoit autour du feu exactement comme autour d’une table, on avale la fumée qui s’exhale et on s’en régale. Telle est leur nourriture. Quant à leur boisson, c’est de l’air comprimé dans une coupe, sécrétant un liquide pareil à la rosée » (8).

Lucien poursuivit son voyages dans l’espace : « Nous parvînmes à la ville appelée Lychnopolis (villes des lampes). Nous poursuivions désormais notre croisière en descendant. Cette ville est située entre les Pléiades et les Hyades, mais beaucoup plus bas que le Zodiaque. Une fois débarqués, nous ne trouvâmes pas un seul homme, mais quantité de lampes qui couraient çà et là et passaient leur temps à l’agora et autour du port. Certaines étaient petites et semblaient pauvres ; un petit nombre (celles qui faisaient partie des riches et puissantes), éclatantes et brillantes. Pour chacune était aménagée une maison particulière, c’est-à-dire une lanterne. Elles avaient toutes un nom, comme les hommes et nous les entendions parler » (9).

De retour sur Terre, son navire fut avalé par une gigantesque baleine. Il rencontra un marchand chypriote dans l’estomac de celle-ci. Ce dernier lui expliqua que de nombreuses créatures vivaient dans le cétacé : « La situation générale est peut-être supportable, sinon que les gens de notre voisinage et des environs sont très désagréables et pénibles, insociables et sauvages.

-       Y-a-t-il donc, demandai-je, d’autres habitants dans la baleine ?

Un grand nombre, répondit-il. Ce sont des gens inhospitaliers, qui ont des formes étranges. A l’ouest de la forêt (c’est-à-dire dans la queue de la baleine) résident les Tarichanes (imprégnés de saumure), race aux yeux d’anguille, à la face de langouste, combative, hardie, mangeuse de chair crue. Sur l’un des flancs, vers la paroi droite, ce sont les Tritonomendètes (boucs-tritons), qui dans le haut du corps ressemblent à des humains, dans le bas aux poissons-épées, moins méchants toutefois que les autres. A gauche, les Carkinochires (pinces de crabe) et les Thynnocéphales (têtes de thon), qui ont conclu entre eux alliance et amitié. Le milieu est occupé par les Pagourides (fils de crabe) et les Psettopodes (pieds de plie), race belliqueuse et très rapide à la course » (10).

Après avoir quitté la baleine, Lucien arriva sur l’île des Bienheureux gouvernée par Rhadamante : « Le lieu du banquet est en dehors de la ville dans la plaine dite Elysée : magnifique prairie, entourée d’un bois touffu aux essences variées, qui ombrage les convives quand ils sont allongés. Ils sont couchés sur des lits de fleurs. Les vents font le service et offrent chaque plat, sans toutefois verser le vin, car on n’en a nul besoin : il y a autour du banquet de grands arbres de verre (du verre le plus transparent), et ces arbres ont pour fruits des coupes  de forme et de taille variées. Quand quelqu’un arrive au banquet, il cueille une ou même deux coupes et les pose à sa place ; aussitôt elles sont remplies de vin » (11).

Lucien de Samosate imagina ensuite une île affreuse où vivaient les écrivains menteurs : Homère, Hérodote, Ctésias de Cnide. Puis, Lucien fit naviguer son bateau sur une forêt avant de regagner des eaux connues.

Conclusion

Lucien de Samosate rédigea donc deux textes romanesques de science-fiction avant même l’invention du terme qualifiant ce genre littéraire. Cet écrivain mérite d’être bien plus mis en lumière. Ses autres œuvres sont également fort intéressantes. « Il [Lucien] fut la première apparition de cette forme de génie humain dont Voltaire a été la complète incarnation, et qui, à beaucoup d’égards, est la vérité. L’homme étant incapable de résoudre sérieusement aucun des problèmes métaphysiques qu’il a l’imprudence de soulever, que doit faire un sage au milieu de la guerre des religions et des systèmes ? S’abstenir, sourire, prêcher la tolérance, l’humanité, la bienfaisance sans prétention, la gaité. Le mal, c’est l’hypocrisie, le fanatisme, la superstition. Substituer une superstition à une superstition, c’est rendre un médiocre service à la pauvre humanité. Le remède radical est celui d’Epicure, qui tranche du même coup la religion et son objet, et les maux qu’elle entraîne. Lucien nous apparaît ainsi comme un sage égaré dans un monde de fous. Il ne hait rien, il rit de tout, excepté de la sérieuse vertu » (12).

Sébastien POLET
 

(1) I. ASIMOV, préface de  Mon fils, le physicien, dans Jusqu’à la quatrième génération, trad. S. HILLING, Paris, 1980, p. 149.

(2) LUCIEN DE SAMOSATE, Icaroménippe, 11.

(3) LUCIEN DE SAMOSATE, Icaroménippe, 13.

(4) Otos et d’Ephialte : géants qui avaient entassé l’Olympe, l’Ossa et le Pélion pour faire la guerre aux Olympiens. Ils furent foudroyés par Zeus.

(5) LUCIEN DE SAMOSATE, Icaroménippe, 23-24.

(6) LUCIEN DE SAMOSATE, Icaroménippe, 25.

(7) LUCIEN DE SAMOSATE, Histoires vraies, A, 4.

(8) LUCIEN DE SAMOSATE, Histoires vraies, A, 22-23.

(9) LUCIEN DE SAMOSATE, Histoires vraies, A, 29.

(10) LUCIEN DE SAMOSATE, Histoires vraies, A, 34.

(11) LUCIEN DE SAMOSATE, Histoires vraies, B, 14.

(12) E. RENAN, Marc Aurèle, p. 947-948.


Pistes bibliographiques


LUCIEN, Alexandre ou le faux prophète, trad. CASTER (M.), Paris, 2001 (Classiques en poche, n°46).

LUCIEN, Comédies humaines, introduction et notes par OZANAM (A.-M.), Timon ou le Misanthrope, texte établi par BOMPAIRE (J.), Timon ou le Misanthrope, Contre l’inculte, Le Parasite, Philopseudès, Sur les hôtes à gages, Lexiphanès, Dialogues des hétaïres, textes traduits, introduits et annotés par OZANAM (A.-M.), Paris, 2010 Classiques en poche, n°102).

LUCIEN, Comment écrire l’histoire, introduction, traduction et notes par HURST (A.), Paris, 2010 (La roue à livres).

LUCIEN, Portraits de philosophes, introduction et notes OZANAM (A.-M.), textes établis et traduits BOMPAIRE (J.), OZANAM (A.-M.), Paris, 2008 (Classiques en poche, n°89).

LUCIEN, Voyages extraordinaires, introduction et notes OZANAM (A.-M.), textes établis et traduits BOMPAIRE (J.), OZANAM (A.-M.), Paris, 2009 (Classiques en poche, n°90).

SARTRE (M.), D'Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique IVe siècle av. J.-C. - IIIe siècle ap. J.-C., Paris, 2001.




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