Amulettes et magie vs médecine rationnelle dans l'Antiquité


Par Carine Mahy

Dans l’Antiquité, quelque soit la région envisagée, le lien entre religion, magie et médecine est fortement ancré. Et des pratiques magico-religieuses ont coexisté avec l’avènement et le développement d’une médecine plus rationnelle, jusqu’à l’époque romaine impériale.



Dans le monde mésopotamien

Des démarches rationnelles pour définir des traitements adaptés en fonction des maladies observées existaient déjà en Mésopotamien ancienne. Les sources cunéiformes ont livré des listes de plantes et de pierres précisant leurs vertus thérapeutiques. Des tablettes identifiaient aussi des symptômes et les diagnostiques associés. Ceux-ci étaient du type : « il (le malade) mourra » ou « sa maladie sera longue » ou « il guérira ». En complément, d’autres tablettes contenaient des recettes de remèdes pouvant aller d’une composition très simple (avec une seule plante par exemple) à des recettes très complexes, peut-être pour prendre en compte certains effets indésirables du premier principe actif et ainsi ajouter des ingrédients destinés à limiter ces effets secondaires.

Cependant, la magie et la religion avaient aussi leur place à part entière dans la perception mésopotamienne de la maladie et de la guérison, comme en témoignent de nombreux textes. En effet, beaucoup de maladies étaient interprétées par les Mésopotamiens comme une manifestation de la présence d’un démon dans le corps de la personne atteinte. Parmi les symptômes pris en compte, on pouvait retrouver la possession au même titre que la fièvre.

Il n’est pas rare qu’après la préparation d’une recette de médication par le médecin, il soit précisé dans les textes que la substance obtenue devait être exposée aux étoiles afin d’en augmenter l’efficacité.



Dans l'Egypte pharaonique

Médecine et magie étaient inséparables dans la conception égyptienne de la guérison. En effet, l’intervention divine était directe dans la conception égyptienne antique des maladies.

Les médecins égyptiens avaient une bonne maîtrise de l’observation clinique des symptômes. Ils pouvaient décrire assez précisément le mal qu’ils rencontraient, mais n’en connaissaient pas les causes. Ils ne nommaient pas les maladies, mais en dressaient des descriptions courtes et précises, les shesaou, listant les signes distinctifs majeurs de ces maux. Ces descriptions étaient suffisantes pour permettre d’identifier l’affection parmi plusieurs possibilités touchant une même partie du corps et ainsi d’émettre un pronostic quant à la gravité de celle qui touchait le malade devant lequel ils se trouvaient.

Ces shesaou constitutifs des papyri médicaux égyptiens étaient assez précis pour permettre aux chercheurs modernes d’identifier les maladies rencontrées par les médecins égyptiens et ainsi de formuler des diagnostics rétrospectifs. Ils sont donc très précieux.

Les praticiens supposaient que les maladies étaient causées des forces hostiles extérieures (agents pathogènes présents dans l’air ou démons destructeurs passant de corps en corps). Le nombre de ces agents extérieurs était très réduit par rapport au large éventail des maladies qui pouvaient être rencontrées.

Par exemple, les oukhedou étaient très fréquents. Il s’agissait de parasites destructeurs qui rongeaient. Ils étaient liés aux matières en décomposition dans le corps. Ils causaient le pu, que les Égyptiens interprétaient comme de la chair mise en solution.

Quant au liquide âaâ, il était, lui, à l’origine de la vermine. Il était apporté par des démons et des dieux et pouvait se transformer en éléments parasites divers lorsqu’il était entré dans l’organisme.

Il y avait aussi les seset, qui étaient des êtres pathogènes circulant dans les vaisseaux et qui provoquaient des douleurs en raison de leurs déplacements. Ils devaient être chassés sans être détruits parce que leur décomposition dans le corps du malade était redoutée. Si elle survenait, elle pouvait empoisonner le corps et provoquer des vomissement et des inflammations.

Si le pronostic était grave et que les traitements connus ne permettraient pas d’obtenir à eux-seuls la guérison du patient, les médecins pouvaient combattre ces êtres extérieurs avec des incantations magiques interpellant différentes divinités, éventuellement en parallèle avec un traitement thérapeutique plus conventionnel s’il existait. On parle de médecine magico-religieuse.

Par exemple, les cancers étaient causés par le dieu Khonsou. C’était donc à lui que les formules magiques étaient adressées quant les symptômes de cette maladies mortelle étaient rencontrés.

Des amulettes et d’autres objets (bâtons, tissus, fils avec des nœuds, etc.) pouvaient être associés à la récitation des formules de protection et de guérison.

Les praticiens étaient souvent des prêtres ritualistes. Cette dénomination souligne clairement le lien entre guérison et religion. Ces consultations devaient se tenir un lien avec un temple.

Des prières pouvaient également être récitées pour permettre au médecin de se protéger des agents pathogènes et autres démons, lorsqu’il devait fréquenter un malade qui en était atteint.

La magie égyptienne s’est exportée en Méditerranée, notamment dans le monde carthaginois, qui a adopté les amulettes provenant du pays du Nil. Serpents, cœurs ib, piliers djed, petits rouleaux de papyrus enfermés dans des étuis à amulettes destinés à être portés en pendentifs… ont été retrouvés nombreux dans les nécropoles puniques. Tous avaient vocation à protéger leurs propriétaires dans la mort, mais fort probablement aussi au cours de leur vie.

La civilisation grecque a également été influencée par la magie égyptienne. Le Livre sacré d’Hermès Trimégiste en constitue un témoignage. Il traitait de trente-six plantes, chacune associée à un démon et correspondant à un décan (astrologie). Il fournissait des conseils sur une pierre à porter en complément de la plante pendant la période concernée, afin d’être sympathique au démon correspondant. Il pouvait aussi mentionner une partie du corps que la plante et la pierre pouvait soulager en cas de maladie. Ces amulettes magiques pouvaient être portées sur une bague par exemple, comme en témoigne le passage de la pivoine (décan du cancer).

Hermès est l’assimilation hellénisée du dieu égyptien Thot, détenteur du savoir.

La supériorité que les Grecs ont attribué à la médecine égyptienne se base principalement sur un passage de l’Odyssée d’Homère. Cet extrait est resté un classique pour illustrer la perception grecque de la médecine égyptienne. En effet, les médecins égyptiens étaient considérés comme d’ascendance divine, de la race de Péan, le médecin des dieux.

Par ailleurs, Hérodote signale la spécialisation des médecins égyptiens (chaque médecin ne traitait qu’une maladie/partie du corps), par opposition aux médecins grecs de son époque, qui étaient tous des généralistes. Il informe aussi son lecteur sur le fait que les souverains perses achéménides ont eu recours à plusieurs reprises aux médecins égyptiens, dont la renommée s’étendait loin à l’extérieur de ses frontières.

Cependant, lorsque la médecine grecque classique et rationnelle a atteint un niveau de qualité suffisant, ces derniers ont gommé les influences égyptiennes dans leur souvenir des origines de la discipline.



Chez les Celtes

Avant l’arrivée des Romains dans les territoires gaulois, la médecine était principalement pratiquée par les druides. Ceux-ci mêlaient des pratiques divinatoires et de l’exorcisme à des recettes thérapeutiques composées de produits de la nature. La combinaison de religion, de superstition et de médecine plus traditionnelle était donc également la norme dans cette civilisation.

Parmi les plantes auxquelles les Celtes avaient attribué une valeur médicinale ou magique, on peut mentionner le gui, le lierre terrestre, le millepertuis, la camomille, la sauge, le fenouil ou encore la verveine. Un rituel accompagnait la récolte de certains de ces végétaux et était dirigé par les druides.

Les druides ont finalement été interdits sous les règnes des empereurs romains Tibère et de Claude, mais cela n’a pas interrompu toutes les pratiques populaires associant magie et médecine.



Dans l'Antiquité classique

La magie restait étroitement liée à la protection et à la guérison pendant la période gréco-romaine. Ainsi les amulettes et les incantations étaient encore très présentes dans les pratiques populaires.

Une médecine miraculeuse était pratiquée par les prêtres dans les sanctuaires grecs d’Asclépios. Des ex-voto (offrandes) d’Épidaure en témoignent par exemple.

L’archéologie a aussi livré nombres d’amulettes de la période gréco-romaine. Associant médecine, astrologie et magie, certains praticiens prétendaient pouvoir guérir des maux physiques grâce à des pierres et autres prédictions astrologiques par exemple.

Mais, loin de se limiter à des petits objets gravés en pierre ou des formules inscrites sur un petit rouleau de papyrus, les amulettes pouvaient aussi se composer d’une plante ou d’un morceau d’être vivant, éventuellement enfermé dans un contenant tel un morceau de peau d’animal, un bout de tissu ou un petit vase.

Les amulettes de pierre, si elles pouvaient être sculptées, pouvaient également se rencontrer simplement dans leur état brut.

Le médecin grec Galien mentionne en outre que des incantations étaient parfois associées à la récolte des plantes destinées à guérir. Il considère cette pratique comme relavant de la sorcellerie.

En parallèle avec ces convictions religieuses liées aux pathologies humaines, déjà Hippocrate et ses pairs appartenant aux écoles grecques de médecine de Cos et de Cnide (Ve-IVe s. av. n. ère), pratiquaient une médecine rationnelle. Ils critiquaient les médecins persuadés que des divinités pouvaient être à l’origine d’une maladie de même que les acteurs de la médecine magico-religieuse. Mais ils faisaient néanmoins attention de ne pas critiquer la religion elle-même.

Hippocrate pourrait d’ailleurs avoir déposé une statue en offrande au sanctuaire d’Apollon de Delphes selon Pausanias (X, 2, 6). Celle-ci aurait représenté un malade atteint de phtisie (maigreur extrême). Une inscription portant le nom d’Hippocrate (et probablement aussi de son fils Thessalos) et datant du début du IVe s. av. n. ère a également été retrouvé par les archéologues dans ce même sanctuaire. Les deux médecins se seraient donc rendu au sanctuaire du célèbre dieu guérisseur lors de leur passage à Delphes.

Les grandes divinités liées à la médecine grecque, Asclépios, Apollon, Hygie et Panacée, sont citées comme garantes du célèbre serment qui porte son nom.

Selon les auteurs de la tradition hippocratique, « aucune maladie n'est plus divine ni plus humaine qu'une autre, mais toutes sont analogues et toutes sont divines. Chacune d'entre elle a sa cause naturelle et aucune ne se produit sans cause naturelle ». Puisqu’une maladie a toujours une cause naturelle, les médecins peuvent exclure une éventuelle culpabilité du malade vis-à-vis d’une divinité et ainsi se préoccuper de le soigner par des méthodes rationnelles.

L’aspect divin est interprété en correspondance avec les éléments de la nature (froid, soleil, vent...) chez les auteurs hippocratiques. Cela permet de glisser de l’interprétation traditionnelle des dieux vers une approche rationnelle du divin sans s’opposer au fait religieux.

Galien lui-même, aborde la question des amulettes. Bien qu’il soit généralement considéré comme un représentant majeur de la médecine rationnelle et héritier d’Hippocrate, il ne néglige pas l’aspect magique qui peut être associé à certains maux par ses prédécesseurs et ses contemporains. Il s’intéresse donc aussi aux amulettes notamment, en complément des traitements médicamenteux. Il en a lui même expérimenté certaines afin de juger de leur efficacité par l’expérience.

En guise d’exemple, voici une recommandation issue du traité Médicaments composés selon les lieux : « Si un petit enfant dont les dents poussent a des douleurs, attache-lui en amulette de la coquille d’un vieux coquillage enfermé dans une peau ». Pour cette prescription, il s’inspire du médecin Archigène (Ier-IIe s. de n. ère). L’amulette devait certainement être portée autour du cou, bien que cela ne soit pas précisé dans cet extrait.

Archigène a également dressé un catalogue d’amulettes utiles contre les maux de tête.

Et un autre conseil repris, cette fois-ci, dans traité des Médicaments simples : « Et assurément aussi si vous entourez de plusieurs fils, surtout pris à un tissu teint en pourpre marine, le cou d’une vipère et que vous étouffiez avec eux la vipère, et qu’ensuite vous attachiez en amulette chacun des fils au cou (des malades), ils sont étonnamment utiles pour les amygdalites et tout ce qui pousse dans la région du cou ».

Galien a aussi expérimenté l’utilisation de la fiente de loup afin de vérifier des propos tenus par d’autres médecins avant lui : « Je m’étonnais de ce que cela aussi, attaché en amulette, était souvent manifestement utile… Quant à la partie de la fiente attachée en amulette autour des flancs du malade, il prescrivait qu’elle ait un lien pour suspendre fait de préférence avec la laine de petit bétail, mais pas de n’importe lequel ». Ce passage est également issu du traité sur les Médicaments simples. Dans cet exemple, le patient est atteint de coliques.

De même, il a expérimenté l’utilisation d’une amulette végétale sur un bébé épileptique : « Et j’ai connu dans le passé un enfant de six mois qui n’était plus du tout pris par l’épilepsie depuis qu’il portait en amulette de la racine (de pivoine), mais quand l’amulette se détacha de son cou, aussitôt il fut pris à nouveau par la maladie, et une autre amulette lui ayant été attachée, il fut à nouveau dans un état irréprochable. Il me sembla préférable de lui enlever à nouveau pour faire une expérience ; et ayant agi ainsi, quand il fut pris à nouveau de convulsion, nous lui fîmes pendre du cou une grande partie d’une racine fraîche, et à partir de ce moment désormais l’enfant fut complètement guéri et il cessa d’être pris par l’épilepsie ».

Concernant les pierres, Galien a également expérimenté le jaspe vert pour soulager la bouche de l’estomac. Il l’a positionnée en amulette autour du cou du patient en veillant à ce que la longueur du cordon permette de placer la pierre amulette au contact de la partie malade.

Ces exemples suggèrent que le médecin grec semble percevoir l’amulette comme un mode d’administration de traitement au même titre qu’un cataplasme, que des fumigations ou qu’une ingestion par voie orale. L’endroit du corps ou l’amulette était portée dépendait du mal à traiter. Par exemple, des plantes pouvaient être portées en couronne pour soigner les maux de tête, tandis qu’elles étaient suspendues autour du cou si leur odeur devait être inhalée notamment. Dans cette utilisation médicale des amulettes, le choix du produit composant l’objet était donc très important, comme pour la composition de tout autre traitement. On s’éloigne donc des amulettes et incantations magiques égyptiennes ou grecques antérieures.

Dans le cas des pierres, bien que Galien en ait testé certaines, il est resté très prudent en reconnaissant que leur utilisation ne reposait pas sur des preuves logiques et rationnelles, mais seulement sur quelques expériences réussies.



Pistes bibliographiques

BARDINET T., « Le niveau des connaissances médicales des anciens Égyptiens », Égypte, Afrique & Orient, n°71, sept.-nov. 2013, Médecine et magie dans l’Égypte ancienne, p. 41-52.
BEJOTTES L., Le Livre sacré d'Hermès Trimégiste et ses Trente-six Herbes magiques, Paris, 1974.
DUCATILLON J., « Le serment d'Hippocrate, problèmes et interprétations », dans Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 2001, p. 34-61.
GELLER M. J., « La médecine au quotidien », dans Journal des Médecines Cunéiformes, vol. 8, 2006, p. 2-6.
GOREA M., « Entre les croyances dans les démons des maladies et la médecine : le corps dans la tourmente », dans Cremonesi C., Fava F., Scarpi P., Il corpo in scena, Tecniche, rappresentazioni, performance, Padova, 2018, p. 221-238.
GUERMEUR Y., « Entre magie et médecine : l’exemple du papyrus Brooklyn 47.218.2 », dans Égypte, Afrique & Orient, n°71, sept.-nov. 2013, Médecine et magie dans l’Égypte ancienne, p. 11-22.
JOUANNA J., « Hippocrate de Cos et le sacré », dans Journal des savants, 1989, p. 3-22.
JOUANNA J., « Médecine égyptienne et médecine grecque », dans La médecine grecque antique. Actes du 14ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 10 & 11 octobre 2003, Paris, 2004 (Cahiers de la Villa Kérylos, 15), p. 1- 21.
JOUANNA J., « Médecine rationnelle et magie : le statut des amulettes et des incantations chez Galien », dans Revue des études grecques, t. 124/1, 2011, p. 47-77.
LANCELLOTTI M. G. « Médecine et religion dans les gemmes magiques », dans Revue de l'histoire des religions, t. 218/4, 2001, p. 427-456.
POISSON J., « Aperçu sur la pharmacopée gauloise », dans Revue d’histoire de la pharmacie, n°343, 2004, p. 383-390.
ROUFFET F., « Les ingrédients dans les prescriptions médico-magiques égyptiennes », dans Égypte, Afrique & Orient, n°71, sept.-nov. 2013, Médecine et magie dans l’Égypte ancienne, p. 23-32.




Retour Haut de page