L'origine de l'athéisme : Diagoras de Mélos


Par Sébastien Polet


Si les sociétés occidentales contemporaines garantissent généralement la liberté de culte, la liberté de ne pas croire ne bénéficie pas toujours de la même garantie. Encore aujourd’hui, certains Etats d’Europe ou des Etats-Unis ne reconnaissent pas l’athéisme. Le « délit » n’est cependant plus puni.


Les historiens contemporains font naître l’athéisme durant les Lumières ou au XIXe siècle. S’il est vrai que la critique de l’Église fut plus forte au XVIIIe siècle (1) et que l’athéisme moderne se développa après la Révolution française avec les théories philosophiques de Friedrich Nietzsche, Karl Marx ou Sigmund Freud et avec les arguments historiques d’Ernest Renan, il ne s’agissait toutefois que de la renaissance d’un courant de pensée bien plus ancien. Il est cependant utile de bien distinguer la négation d’un dieu et la critique de ses représentants. Dès la Renaissance, des lettrés, comme Lorenzo Valla, osèrent critiquer des affirmations et des positions de l’Eglise romaine. Toutefois, ces érudits n’étaient pas athées. La critique de la papauté engendra plutôt la Réforme que l’agnosticisme ou l’athéisme.

Afin de trouver les racines de l’athéisme, il faut remonter au Ve siècle avant notre ère. L’Antiquité est certes la plus lointaine des périodes historiques. Elle nous apporte néanmoins de nombreux éclairages à propos de l’époque présente.

En effet, la question du vivre ensemble et de la tolérance religieuse est aujourd’hui problématique et fait l’objet de nombreux débats. Une analyse de faits anciens peut apporter quelques réponses aux questionnements et réflexions contemporains.

Il y a deux-mille ans, les rives européennes, asiatiques et africaines de la Méditerranée faisaient partie d’un même ensemble. Tous les habitants de cette région, aujourd’hui divisée, étaient Romains. On se sentait Romain/Grec aussi bien à Syracuse qu’à Athènes, Cyrène (Libye), Alexandrie (Égypte), Éphèse (Turquie) ou Antioche de Syrie. On était Romain/latinophone de Carthage à Cadix, du mur d’Hadrien à Rome et Pompéi.

Malgré des religions polythéistes relativement tolérantes, des penseurs mirent en doute l’existence des dieux anciens. Le premier d’entre eux semble avoir été Diagoras de Mélos. Il vécut à l’époque grecque classique. Au IVe siècle avant notre ère, deux penseurs contemporains, Théodore de Cyrène (2) et Évhémère, nièrent, de manière différente, les croyances dans les dieux. Il est intéressant de remarquer que, contrairement à l’athéisme moderne, ils ne se préoccupèrent pratiquement pas des clergés et des temples.


Diagoras de Mélos

Diagoras de Mélos fut législateur à Mantinée, poète et sophiste grec. Disciple du philosophe sceptique Démocrite, il fut surnommé Diagoras l’athée. Il composa de nombreux poèmes pour les Athéniens, Argiens et Mantinéens. Il enseigna à Athènes, en Achaïe et à Corinthe.

Il fut qualifié d’athée par ses pairs car il se moqua des célèbres mystères d’Eleusis (3) et qu’il révéla leur contenu dans l’un de ses ouvrages (4). Sa tête fut ensuite mise à prix à Athènes : Ce fut en ce temps-là que Diagoras, surnommé l'Athée, étant appelé en jugement sur l'accusation d'impiété portée contre lui et craignant le jugement du peuple, s'enfuit hors de l'Attique. Les Athéniens promirent un talent d'argent à celui qui le tuerait (5).

Toutefois, il faut voir dans cette condamnation à mort, plus d’éléments politiques que religieux. En effet, à cette époque la guerre du Péloponnèse faisait rage. Athènes venait d’écraser les Méliens (6) et les Mantinéens venaient de se retourner contre Athènes.
Malheureusement pour les chercheurs d’aujourd’hui, seuls quelques fragments de poésies de Diagoras furent conservés. Le papyrus de Derveni fut parfois attribué à Diagoras. Ce texte du IVe siècle avant notre ère serait une copie fragmentaire de l’un de ses traités (7).

L’orateur romain Cicéron a conservé une anecdote qui met l’athéisme de Diagoras de Mélos en lumière : Quand Diagoras, celui que l’on surnomme l’athée, vint à Samothrace, un ami lui dit : Toi qui penses que les dieux ne se soucient pas des affaires des hommes, n’es-tu pas frappé par ces tableaux votifs, si nombreux qui témoignent que beaucoup de gens ont échappé à la violence de la tempête et sont arrivés au port sains et saufs, grâce à leurs vœux ? - C’est vrai, répondit Diagoras, car on ne trouve nulle part les portraits peints de ceux qui ont fait naufrage et péris en mer tout en ayant cru à la même providence (8).
Le cœur des théories de Diagoras de Mélos demeure toutefois inconnu étant donné que ses textes ne furent pas conservés au-delà de l’Antiquité tardive.

L’athéisme classique s’éteignit avec le triomphe du christianisme. Les textes des penseurs adeptes de ces théories ne furent plus recopiés et ne furent plus commentés. Les écrivains critiquant la nouvelle foi tels que Porphyre de Tyr subirent le même sort. Dans le monde occidental, l’athéisme, tel le phénix, se reconstitua au XIXe siècle (9). Toutefois, il ne s’agissait plus de nier des dieux, mais un seul. L’opposition se fit surtout à l’égard des représentants de ce dieu. Celle-ci débuta bien avant le véritable athéisme avec des textes historiques ou philosophiques.

L’enseignement de l’athéisme, s’il fut condamné dans l’Athènes classique et hellénistique, ne fut guère inquiété en dehors de cette cité. Il faisait partie de la société, sans toutefois y être dominant. De grands personnages furent soupçonnés d’être athées tels César ou Ptolémée Ier. Seuls quelques maigres indices concernent César. Dans le cas de Ptolémée Ier, le fait d’employer Théodore de Cyrène, philosophe athée, comme ambassadeur auprès du roi Lysimaque et d’avoir inventé le dieu Sérapis pour en faire la divinité tutélaire d’Alexandrie et de sa famille sont deux indices d’un éventuel athéisme du roi.

Le cas de Néron fut parfois mentionné. Dans la satire politique du Pseudo-Sénèque, Octavie, le cinquième empereur livre cette célèbre réplique lors d’un échange houleux avec Sénèque: Craindrai-je bêtement les dieux, quand c'est moi qui les fais ? (10) Si Sénèque se moqua parfois du clergé, il semble cependant avoir été croyant. Toutefois, il faisait la différence entre les dieux et les personnages divinisés tels que l’empereur Claude.
Dans un premier temps, il poussa Néron à faire diviniser son père adoptif, puis dans un second temps, quand le fils naturel de Claude, Britannicus, devint une menace potentielle pour le pouvoir de Néron, Sénèque rédigea un brulot consacré à la divinisation de Claude. L’Apocoloquintose soit l’Apothéose d’une citrouille ridiculisa l’arrivée du père adoptif de Néron parmi les dieux. L’empereur décédé est présenté comme une bête (11). Ce texte ne concernait pas les dieux mais la divinisation d’hommes qui ne méritaient pas toujours de tels honneurs.

L’Antiquité nous enseigne donc une certaine tolérance envers les différents courants philosophiques. On argumentait plus qu’on ne condamnait à mort. Il est regrettable qu’aujourd’hui, les figures de Diagoras de Mélos, de Théodore de Cyrène ou d’Évhémère soient connues d’un nombre réduit d’érudits. L’athéisme antique avec ses deux facettes est encore largement ignoré, même parmi les spécialistes de l’histoire de l’athéisme tel le philosophe Michel Onfray (12).


Notes

(1) Avec notamment les célèbres Lettres Persanes de Montesquieu. MONTESQUIEU, Lettres Persanes, Paris, 1993 (Classiques français).
(2)
WINIARCZYK (M.), Diagorae Melii et Theodori Cyrenaei reliquiae, Leipzig,‎ 1981.
(3) Diagoras était Athénien (sic), et je sais que vous l'avez puni pour avoir révélé les mystères des Athéniens. TATIEN, Discours grrecs, 27.
(4)
WOODBURY (L.), The date and atheism of Diagoras of Melos, dans Phoenix, t. 19/3, 1965, p. 178-211.
(5) DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique, XIII, 6, 7. ROEMER (F. E.), Diagoras the Melian (Diod. Sic. 13.6.7), dans The Classical World, t. 89/5, 1996, p. 393-401.
(6) Mélos fut envahie par Athènes malgré la neutralité de l'île.
(7)
JANKO (R.), The Derveni papyrus (“Diagoras of Melos, Apopyrgizontes Logoi?”). A new translation, dans Classical Philology, t. 96, n°1, 2001, p. 1-32.
(8) CICÉRON, La nature des dieux, III, 89.
(9) Le XVIIIe s. vit s'épanouir la critique de l'église. Cependant, les illustres écrivains de l'époque n'osèrent pas encore s'aventurer sur le terrain de la mise en doute de l'existence d'une divinité.
(10) PSEUDO-SENEQUE, Octavie, 435-480.
(11) Il [Hercule] vit cette face d'espèce nouvelle, cette démarche insolite, il ouït cette voix qui n'appartenait à aucun animal terrestre, qui n'était, comme chez les monstres marins, qu'un rauque et sourd grognement, et il pensa que le treizième de ses travaux lui tombait sur les bras. En y regardant mieux, il crut déceler quelque chose d'un homme. Il s'approchat donc et, chose facile à un roitelet grec, il débita ce ver d'Homère : Quel es-tu? D'où viens-tu? De quel pays es-tu? A ce langage, Claude est tout joyeux qu'il y ait là des gens lettrés : il espère qu'il va trouver à placer ses histoires. SENEQUE, Apocoloquintose, V.

(12) ONFRAY (M.), Traité d’athéologie, Paris, 2005.


Pistes bibliographiques


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