Le commerce Orient-Occident : pas une spécificité de l'histoire moderne
Par Carine Mahy
Dès
l’Antiquité, de nombreux produits étaient échangés entre civilisations
de Méditerranée, du Proche-Orient et de l’Indus (Pakistan). Les racines
de ce commerce à longue distance sont identifiables dès le IIIe
millénaire avant notre ère. Nous sommes encore bien loin, alors, de la
création de l’outil qui semble aujourd’hui indissociable du commerce :
la monnaie. Quels
sont les éléments déterminants dans la mise en place d’un réseau
commercial transcontinental ? Quels sont les héritages antiques dans
notre conception moderne du commerce, de la mondialisation ?
C’est au début
du VIe siècle avant notre ère que la monnaie a vu le jour, dans le
royaume anatolien de Lydie. Sa capitale, Sardes, occupait une position
favorable sur les itinéraires commerciaux reliant les régions
orientales aux cités grecques de l’ouest anatolien. En outre, le
royaume possédait des gisements d’or et d’électrum (alliage naturel
d’or et d’argent) dans la rivière Pactole et le mont Tmolos.
L’innovation que représentait la frappe de pièces, avait pour but
d’assurer le poids et l’alliage (et donc la valeur) de ces pastilles de
métal, par la marque distinctive de l’autorité émettrice (le roi, puis
les cités du Proche-Orient et de Grèce ...).
Mais le
développement d’échanges de produits n’a pas attendu cette époque
récente de l’histoire humaine. Le troc a permis, dès avant l’apparition
de l’écriture (fin IVe mill. av. n. ère), le commerce de denrées et
objets, dans un premier temps à échelle locale, puis par la suite à
moyenne et longue distance.
La
Mésopotamie, le Levant, l’Anatolie, l’Egypte, le Golfe persique et la
vallée de l’Indus : premières étapes de ce réseau d’échanges
Les routes
fluviales et côtières et les itinéraires caravaniers dictés par les
reliefs et déserts, ont favorisé certaines étapes, certaines
civilisations, plus facilement accessibles. Celles-ci, tirant profit de
leur position stratégique, se sont affirmées dans ce rôle de partenaire
commercial, en faisant leur spécificité, leur puissance. Ce fut par
exemple le cas des Sumériens (Irak), des Phéniciens (Liban) et des
Syriens, de la civilisation de l’Indus (Pakistan) ou encore de la
péninsule arabique.
Les Sumériens et
les Akkadiens (Mésopotamie) se trouvaient géographiquement au centre
d’un réseau permettant de connecter, à l’est, Dilmun et le pays de
Magan (Golfe persique) avec la Vallée de l’Indus et l’Elam (Iran) ; et
à l’ouest la vallée de l’Euphrate, l’Anatolie, le Levant et l’Egypte
(via le Levant).
Les Egyptiens
entretenaient donc des relations commerciales et diplomatiques avec les
royaumes du Levant, et en particulier Byblos, bien attesté par
l’archéologie dès le IIIe mill. av. n. ère. Les recherches récentes ont
mis en évidence également le fait que dès cette époque reculée, ils ont
également navigué sur la Mer Rouge, afin de rejoindre le pays de Pount
(Ethiopie ou sud de la péninsule arabique).
Certains de ces
peuples, par exemple les Sumériens, les Phéniciens ou plus tard les
Indiens (au début de notre ère), ont développé un artisanat
spécifiquement destiné à alimenter ce commerce, par la transformation
de matières premières acquises, en produits manufacturés, reflets de
leur culture matérielle ou éventuellement copies de productions
étrangères. Ainsi, les pierres précieuses (cornaline, lapis-lazuli …),
les métaux (or, argent, bronze …) ou encore l’ivoire et les perles,
étaient transformés et transitaient à nouveau sur ces itinéraires
commerciaux sous la forme d’ornements de vêtements, de bijoux,
d’amulettes ou de vaisselle par exemple.
Le rôle de l’écriture dans les échanges commerciaux du IIIe millénaire avant notre ère
C’est à Sumer,
dans le sud de la Mésopotamie qu’est apparue l’écriture vers 3400-3300
av. n. ère. Sa naissance est en partie liée au développement de
l’activité économique, dans une société qui était en pleine mutation
(développement de l’urbanisation, administration grandissante,
apparition de nouvelles techniques telles que la roue…). Elle se
présentait sous la forme de signes cunéiformes imprimés sur des
tablettes d’argile. Chaque signe se lisant comme une syllabe, et
permettant donc de transcrire différentes langues.
Cette innovation
majeure dans l’histoire de l’humanité, a rapidement été adoptée par les
voisins des Sumériens (Akkadiens dans le centre de la Mésopotamie,
Elamites en Iran, cités syriennes, Anatolie) permettant ainsi de
communiquer sur des distances plus longues et de conserver la trace
durable de contrats, comptes et autres documents administratifs utiles
au commerce.
L’écriture a
pris de plus en plus de place dans les sociétés d’Europe et d’Asie au
cours des millénaires suivants, s’imposant comme un outil
incontournable dans la gestion de royaumes et cités, permettant de
conserver avec précision des textes légaux, des contrats, et même
l’histoire des peuples.
Le commerce : un lien entre les peuples
Le réseau
d’échanges qui reliait entre elles des civilisations parfois très
différentes, de la Vallée de l’Indus à la Méditerranée, permettait à
chaque région d’avoir accès à des matériaux et végétaux non disponibles
dans son territoire d’origine, et des productions manufacturées perçues
comme exotiques.
La possibilité
d’obtenir ces biens convoités par l’échange de denrées plus communes, a
permis une approche différente des relations d’un peuple à l’autre. Une
alternative à la conquête, qui permettait de bénéficier des avantages
des autres civilisations. Selon leur puissance respective, les peuples
ont établi des alliances ou des protectorats, afin d’avoir accès aux
richesses de l’autre sans détruire, par un conflit coûteux et
dévastateur, ces sources d’approvisionnement et ces réseaux humains.
Ces routes,
s’étant mises en place progressivement, et apparaissant déjà fort
étendues au IIIe mill. av. n. ère, se sont encore fortement agrandies
et intensifiées, par la participation de la Chine des dynasties Han à
l’est, à partir du IIe s. av. n. ère, et par l’unification du monde
méditerranéen sous l’autorité de l’Empire romain, à l’ouest, au
tournant de notre ère.
Plusieurs de ces
itinéraires commerciaux ont reçu des noms évocateurs, dans la
littérature moderne : route de la soie, route de l’encens, route de
l’ambre, route des épices, … Mais au-delà de ces biens matériels, ce
sont aussi des idées et des philosophies, des religions et des savoirs
scientifiques et médicaux, des influences artistiques qui circulaient
sur des milliers de kilomètres, par terre et par mer, véhiculés par les
marchands, les moines et missionnaires, les soldats, les esclaves …
D’hier à aujourd’hui
Dans
l’Antiquité, le commerce à longue distance concernait principalement
des produits de luxe, en raison des dangers et des durées très longues
que nécessitait le parcours de ces itinéraires. Ces biens, de
dimensions et poids limitées, facilement transportables, étaient
ambassadeurs de cultures parfois méconnues des destinataires. Ainsi les
Romains se faisaient une idée bien imprécise du peuple chinois, et
pourtant aimaient à se parer de la soie venant de cette contrée
extrême-orientale.
C’est là une
différence importante avec le commerce mondial actuel, dans lequel la
démocratisation des coûts liée à l’industrialisation a mené à la
circulation d’une grande variété de produits, mais plus toujours pour
leur caractère exotique et luxueux… Pour autant, la traversée d’océans
et de continents pour l’obtention de produits non disponibles dans nos
régions n’est pas une pratique propre à ces derniers siècles. Si les
moyens de transports modernes ont accéléré les trajets et rendus
possible le transport de quantités très importantes de marchandises,
l’homme n’a pas attendu ces innovations récentes pour parcours des
milliers de kilomètres dans un but commercial. Les caravanes de
chameaux et de chevaux, les chariots à roues et les bateaux avaient
déjà permis la fréquentation de contrées lointaines.
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