Philippe ou quand un empereur d'origine arabe célébrait le millénaire de Rome
Par Sébastien Polet
Marcus
Iulius Philippus, le futur empereur Philippe l’Arabe, naquit au début
du IIIe siècle dans le Hauran, dans le nord de la province d’Arabie,
dans une bourgade peu romanisée (la moderne Shabha, dans le sud de la
Syrie). Sa famille obtint la citoyenneté romaine avec l’édit de
Caracalla de 212. La richesse du père de Philippe lui permit d’entrer
dans l’ordre équestre. Toutefois, la carrière de ce petit notable arabe
est pratiquement inconnue avant le règne de Gordien III (238-244).
La province
d’Arabie est l’ancien territoire des Nabatéens. Ce royaume arabe fut
intégré à l’empire sous le principat de Trajan (98-117). Comme dans de
nombreuses autres régions, la romanisation des élites permit d’intégrer
celles-ci à l’Empire. Toutefois, les spécificités arabes et nabatéennes
ne s’effacèrent pas complètement de la région. De nombreux
anthroponymes nabatéens témoignent d’une vivacité de la culture et de
la langue de Pétra.
Philippe l’Arabe
étudia probablement le droit et entra dans l’administration fiscale
sous Sévère Alexandre(222-235). Son frère, Caius Iulius Priscus,
effectua une carrière similaire. Les origines ethniques n’étaient pas
un frein pour accéder aux plus hautes sphères de l’Etat romain. En
effet, Iulius Priscus fut nommé préfet du prétoire de l’empereur
Gordien III. Il avait pour collègue le puissant Timésithée, le
beau-père du jeune prince.
Gordien III et
ses deux préfets se rendirent à Antioche de Syrie en 242. Ils y
préparèrent une campagne contre les Perses sassanides. Celle-ci
commença l’année suivante. Elle fut dirigée par Timésithée en raison du
jeune âge de l’empereur. Les Perses furent battus à Nisibe et chassés
de la province de Mésopotamie. Le beau-père de Gordien III décéda peu
de temps après cette victoire, il fut remplacé par Marcus Iulius
Philippus. Ainsi, les deux frères se trouvaient à la tête de l’armée
impériale et régents d’un jeune prince. Les Perses battirent les
Romains à Mésikè (Falloujah, Iraq). Selon les sources Perses, le jeune
empereur fut tué durant la bataille. Certaines sources romaines
prétendent que Philippe le fit assassiner.
Philippe l'Arabe empereur
Les troupes
proclamèrent Philippe empereur. Il négocia la paix avec les Sassanides.
Il dû verser 500 000 deniers en or. Il fit ériger un cénotaphe pour
Gordien III et fit envoyer ses cendres à Rome. Philippe nomma son frère
rector de l’Orient romain,
c’est-à-dire une sorte de vice-empereur à cette époque. Caius Iulius
Priscus y écrasa l’usurpateur Jotapien en 249 et fit surveiller la
frontière qui s’étirait de la mer Noire à la mer Rouge.
Sur la route de
Rome, Philippe visita sa région d’origine, il fit du lieu de sa
naissance une Philippopolis et lui conféra le statut de colonie
romaine. Le nouvel empereur fit débuter de nombreux chantier. Un Philippeion
fut érigé, ainsi qu’un temple du culte impérial. De grands thermes
richement ornés de mosaïques furent aussi bâtis. Philippe, par ce
programme architectural riche, montrait son attachement à sa patrie et
à la culture romaine.
L’empereur
d’origine arabe défendit le Danube des invasions des Carpes entre 247
et 248. Il parvint à le repousser des provinces de Mésie. Il se para
ensuite des titres de Germanicus Maximus et Carpicus maximus.
Philippe l’Arabe
fut un empereur qui rechercha plutôt la paix que la guerre dans une
époque troublée. Il fit restaurer de nombreuses forteresses, notamment
en Dacie, en Mésopotamie et sur le Danube. Sous son règne, des traités
de paix furent signés entre Rome et l’Empire perse, les Carpes, les
Goths et certaines populations berbères.
Même s’il
favorisa certains de ses proches, la plupart des consuls et le préfet
de la ville furent des Italiens. Il tenta ainsi de se rapprocher de
l’ancienne élite sénatoriale de l’époque des Antonins et des Sévères.
Philippe l’Arabe
s’inspira à de nombreuses reprises des empereurs du Haut Empire, en
particulier d’Auguste, Hadrien, Antonin, Marc Aurèle et Sévère
Alexandre. Ses monnaies témoignent de ses choix. Il rétablit les jeux
séculaires et fit célébrer le millénaire de Rome le 21 avril 248 dans
la cité de Romulus.
Philippe épousa
à Rome Otacilia Severa, noble dame originaire d’Orient. Souhaitant
recréer un pouvoir stable et dynastique, il associa au pouvoir son
jeune fils, Philippe Junior avec le titre de César. Il se montra
tolérant envers le christianisme. Certains auteurs en firent même le
premier empereur partisan de cette nouvelle religion. Philippe était
bien un païen, mais il avait appris à connaître, dans sa région
d’origine, les partisans de cette nouvelle foi.
L’empereur oriental fut également un législateur. Il fit de nombreuses
réformes dans le droit foncier. Il chargea deux chevaliers de les créer
et de les faire appliquer. Il fut l’un des seuls empereurs de la crise
du IIIe siècle à se préoccuper de l’évolution des lois romaines.
En 249, les provinces danubiennes de Pannonies et de Mésies se
révoltèrent. Les insurgés, emmenés par Pacatien furent écrasés par l’un
des légats de Philippe, Dèce. Mais suite à sa victoire, les troupes
acclamèrent le général victorieux empereur. Durant l’été, Dèce marcha
contre Rome et affronta Philippe qui décéda durant la bataille. Marcus
Iulius Philippus fut assassiné en Syrie et Philippe Junior fut exécuté
à Rome.
Dèce fit condamner la mémoire de Philippe et lança de grandes
persécutions envers les chrétiens. Cyprien écrivit de ce nouvel
empereur qu’il était le « Grand serpent, précurseur de l’Antéchrist »
(Lettres, 22, 1). Dèce fut tué en 251 en combattant les Goths sur le
Danube.
Le règne de Philippe l’Arabe, même s’il fut relativement bref, est
marquant dans l’histoire de Rome à plus d’un titre. Durant son
principat, la Ville célébra son millénaire. La carrière de Philippe et
de son frère démontrent l’importance de la romanisation des élites.
L’empire ne tenait pas grâce à l’armée mais grâce à la volonté de
participer à son fonctionnement. Le IIIe siècle vit ainsi plusieurs
descendants d’anciens ennemis de Rome ou de peuples soumis à Rome
accéder au pouvoir suprême. Enfin, un homme issu de l’arrière-pays
syrien se montra plus tolérant que ses prédécesseurs envers la nouvelle
religion née à l’ouest de la province d’Arabie. Si Philippe favorisa
quelques-uns de ses proches et sa patrie, il fut aussi un grand
défenseur de Rome et un partisan de sa grandeur. Ses monnaies
témoignent de son attachement aux valeurs d’Auguste et des Antonins et
sa politique favorable à la paix en font un digne successeur d’Hadrien
ou d’Antonin.
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