Le voyage
de Saint Brendan et une mystérieuse île septentrionale
Par Sébastien Polet
Durant
l’Antiquité, plusieurs auteurs évoquèrent l’île de Thulé située dans le
grand nord de l’Europe. Ce récit connu différentes vies entre celui de
Pythéas de Marseille et Procope de Césarée au VIe siècle de notre ère.
D’autres îles, au bout du monde connu, suscitèrent aussi la passion des
Anciens : les îles des Fortunés (Canaries) ou l’île fabuleuse des
Bienheureux, endroit où aurait été situé le mythique
Jardins des Hespérides.
Des
récits de voyages antiques circulèrent dans les mondes grecs ou
romains : périple d’Hannon, périple de Pythéas, Périple du Pont
Euxin d’Arrien de Nicomédie, périple de la mer Erythrée, récit
d’Evhémère, textes des compagnons d’Alexandre le Grand ou de Seleucos
Ier vers l’Inde… La plupart d’entre eux sont aujourd’hui perdus.
Toutefois, au début de la période médiévale, en Europe du Nord, ils
continuèrent à circuler, notamment en Irlande. Par ailleurs, l'île fut
christianisée et des monastères y furent fondés.
Au IXème siècle, la première version de la Navigatio sancti Brendani fut
rédigée en latin. Elle raconte un voyage fabuleux de l’abbé Brendan et
de son équipage de moines. Ils partirent en mer pendant sept ans à la
recherche de la Terre Promise des Saints.
Ce récit de voyage en mer ne fut pas le seul rédigé en Irlande, sur le
modèle des anciens périples. Il y a notamment le Voyage de Snegdus et de Marc Riagla,
qui décrit une cité céleste en cristal et entourée de feu. Dans le Voyage des Hui Corra, le héros
passe par une série d’îles pour accéder au paradis. Cependant le voyage
de Saint Brendan fut le texte le plus populaire de l’époque.
Brendan fut un personnage réel, qui vécut au VIIe siècle. Il fut
baptisé et élevé par l’évêque du comté de Kerry, Erc. Il devint prêtre,
puis abbé. Plusieurs voyages lui sont attribués. Il visita
notamment la communauté religieuse d’Iona, près de la côte
nord-ouest de l’Ecosse. Ces récits « modestes » du VIIe
siècle et les textes antiques firent de lui, au IXe siècle, un grand
voyageur, à l’image d’un Hannon, ou d’un navigateur romain. Il allait
devenir un Pythéas chrétien et irlandais. Environ 125 manuscrits furent
conservés de ce récit, ce qui démontre bien sa popularité. Le texte le
mieux rédigé fut celui du XIIe siècle par un poète anglo-normand du nom
de Benedeit.
Durant son périple, Brendan et son équipage allaient être soumis à
l’Epreuve. Plusieurs de ses compagnons périrent durant cette odyssée
dans les mers septentrionales. Ils furent soumis à la famine sur une
mer calme, ils luttèrent contre la cupidité sur une île déserte pourvue
d’un palais. Ils rencontrèrent des anges déchus sur une autre île. Ils
passèrent Pâques sur le dos d’une baleine. Ils arrivèrent aux portes de
l’Enfer, sur une île volcanique. Ils rencontrèrent Judas et Paul
l’Ermite âgé de 140 ans. Enfin ils atteignirent le Paradis qu’ils
purent partiellement visiter. Ensuite ils retournèrent en Irlande.
Le récit est évidemment essentiellement fabuleux. Il s’inspire
d’auteurs anciens, de textes bibliques mais aussi de quelques éléments
réels.
Plusieurs chercheurs furent intéressés par le récit décrivant l’île
volcanique, porte de l’Enfer.
« A peine l’aube parut-elle le lendemain qu’ils aperçurent, tout
près de là où ils étaient, une montagne couverte de nuages, vers
laquelle le vent les poussait de force. Ils atteignirent la côte sans
tarder, mais n’y trouvèrent que de très hautes falaises. Quant à la
montagne, aucun d’eux ne pouvait discerner jusqu’où elle
s’élevait : les versants descendaient en pente régulière depuis la
partie la plus élevée jusqu’au rivage. La terre était entièrement
noire ; ils n’avaient rien vu de comparable dans tout leur
voyage. […] La fumée s’étant dégagée de la montagne, ils voient les
portes béantes de l’Enfer. Il en sort feu, flammes, perches enflammées,
lames, poix et soufre ; tout s’envole haut dans le ciel et puis
retombe pour s’engloutir et reprendre sa place dans le puits. Brendan
emmène ses moines, armés de sa bénédiction, et ils reprennent le
voyage ». (vers 1180-1212 du texte de Benedeit).
Cette description d’une île, relativement petite sur laquelle il y a un
volcan actif exclut l’Islande car cette terre est vaste et compte
plusieurs volcans. Une autre île nordique a été proposée par plusieurs
chercheurs : Jan Mayen. Elle est située au nord-ouest de
l’Islande, à l’Ouest des Lofoten et à l’Est du Groenland. Le mont
Beerenberg culmine à 2277 mètres d’altitude. Il s’agit aussi d’un
volcan considéré comme actif. Le littoral de Jan Mayen est
essentiellement composé de falaises. Le sol est noir et souvent couvert
de neige. L’île est découverte, officiellement, au XVIIe siècle par des
baleiniers néerlandais et britanniques. Le premier visiteur officiel
fut l’explorateur hollandais Jan Jacobszoon May van Schellinkhout en
1614. L’île appartient à la Norvège depuis 1921.
Le Beerenberg fut actif en 1985, 1970, 1851, 1818, 1732, au XIVe
siècle. Il fut probablement actif plus tôt au Moyen Âge. Fut-il vu par
un navigateur irlandais ou viking ? Il est évidemment difficile
d’être catégorique. La Navigatio sancti Brendani démontre cependant que
les grands récits d’odyssées en mer ne se sont pas éteint avec l’empire
romain d’Occident. Pythéas, Thulé, les histoires vraies de Lucien de
Samosate passionnaient encore des lettrés dans certains monastères.
Sébastien POLET
Pistes bibliographiques
AUJAC (G.), "L’île de Thulé, mythe ou réalité (étude de géographie grecque)", dans Athenaeum, t. 66, 1988, p. 329-343.
BAUDUIN (P.), Histoire des vikings : des invasions à la diaspora, Paris, 2019.
BEAUVOIS (E.), "Le monastère de Saint-Thomas et ses serres chaudes au pied du glacier de l’île de Jan Mayen", dans Revue des questions scientifiques, 3ème série, t. 8, 1905, p. 417-464.
BENEDEIT, Le voyage de Saint Brendan, texte, traduction, présentation et notes par SHORT (I.), MERRILEES (B.), Paris, 2006 (Champion classiques. Moyen Âge, v. 19).
MAHY C., "La description de Thulé dans l'Histoire des Goths de Procope de Césarée", dans Volumen, t. 13-14, Les représentations du pouvoir dans les civilisations antiques - Animaux et bestiaires d'Orient et d'Afrique, 2015, p. 252-263.
PROCOPE, Histoire des Goths, trad. ROQUES (D.), présenté, révisé et annoté par AUBERGER (J.), Paris, 2015, 2. Vol. (La roue à livres).
SHCHEGLOV (D.A.), "Ptolemy’s latitude of Thule and the map projection in the pre-Ptolemaic Geography", dans Antike Naturwissenschaft und ihre Rezeption, b. XVII, Trèves, 2007, p. 121-151.