Eau pour guérir dans l'Antiquité
Par Carine Mahy
Le
lien entre médecine et divin est très marqué dans l’Antiquité. Les
sanctuaires des dieux guérisseurs pouvaient donc accueillir des rituels
de guérison, mais sans doute aussi de véritables consultations
médicales.
Dans ces lieu de culte, l’eau jouait un rôle majeur, tant dans le rituel que pour des raisons d’hygiène.
C’est la connexion entre médecine et eau, principalement dans le monde
grec et romain, que nous allons tenter d’explorer à travers cet article.
L’utilisation de l’eau comme expédient, au même titre que le
lait, le vin ou le miel liquide, pour ingérer des médicaments, est
attestée dans les remèdes déjà à l’époque pharaonique égyptienne. C’est
l’emploi le plus évident de l’or bleu dans un cadre thérapeutique.
C’est principalement pour permettre l’infusion ou la macération de
plantes, que l’eau apparaît dans la préparation des traitements. Ces
végétaux étaient généralement broyés dans un premier temps, avant
d’être plongés dans l’eau froide ou chaude.
L’eau était également à la base des lavements médicamenteux dès la
Haute Antiquité égyptienne. Elle était alors associée à un émollient,
qui pouvait être de l’huile ou du miel.
Pour les affections des yeux, il était parfois fait usage de l’eau froide pour ses vertus anesthésiantes.
Par contre, il a fallu attendre la période copte pour voir apparaître
la mention d’un nettoyage de certaines plaies ou boutons avant
l’application d’un médicament à usage local.
Quelle eau devait être utilisée ?
En Égypte, cette
eau était généralement l’eau du Nil. Le fleuve était au cœur de
l’organisation de la vie dans la vallée. Mais dans certains cas, une
sorte d’eau particulière était précisée (eau de pluie, eau de marécages
à papyrus ou roseaux, ou encore eau nitrée par exemple. Cette dernière
est connue pour avoir une fonction diurétique.
Il arrivait même
que certaines préparations devaient être exposées à la rosée de la nuit
et de l’aube avant de pouvoir être employée pour traiter un patient.
Cependant, concernant ce dernier exemple, nous sommes probablement
d’avantage dans le domaine de la magie que de la véritable médecine
(pour la relation entre médecine et magie dans l’Antiquité, voir l’article consacré à cette thématique).
Il suffisait
aussi parfois que l’eau ait été versée sur une statues ou une stèle
portant des formules magiques pour qu’elle soit considérée comme
chargée de ces vertus. Cette pratique est attestée dans un édifice du
temple de Dendera datant de l’époque gréco-romaine, le sanatorium.
Pline l’Ancien
consacre son livre 31 aux remèdes tirés des eaux. Il y dresse un
catalogue des variétés sous lesquelles l’eau pouvait se présenter et
s’avérer utile à l’homme, ainsi que des lieux où on pouvait les
trouver.
En guise
d’exemple, voici quelques extraits des propos de Pline (XXXI,
6-8) : « Auprès de Rome, les eaux de l'Albula guérissent les
plaies […] Celles de Cutilie, chez les Sabins, sont très froides,
et pénètrent si vivement le corps, qu'elles semblent y faire
l'impression d'une morsure; elles sont très bonnes pour l'estomac, pour
les nerfs, et pour le corps entier. Les Thespiens ont une source
qui fait concevoir les femmes. Il en est de même en Arcadie du fleuve
Élate. La source du Linus, dans la même Arcadie, maintient le foetus et
empêche les avortements. Au contraire, dans la Pyrrhée, un fleuve nommé
Aphrodisius cause la stérilité. […] La cité de Tongres, dans les
Gaules, a une fontaine fameuse (Spa) dont l'eau, toute petit tante de
bulles, a un goût ferrugineux, qui ne se fait sentir que quand on finit
de boire. Cette eau est purgative, guérit les fièvres tierces, et
dissipe les affections calculeuses. La même eau, mise sur le feu, se
trouble, et finit par rougir. Les sources Leucogées, entre Putéoles et
Naples, sont bonnes pour les yeux et les plaies ».
Avant lui, un traité de la Collection hippocratique, Airs, eaux, lieux,
présentait déjà les différentes eaux, permettant de distinguer celles
qui étaient saines, de celles qui étaient malsaines. L’auteur aborde
plusieurs catégories d’eaux : les eaux stagnantes de marais et de
lacs, puis les eaux de source, ensuite les eaux de pluie et de fonte
des neiges, avant de terminer par les eaux mêlées (par exemple les eaux
des grands fleuves qui ont de nombreux affluents, les eaux canalisées
sur de longues distances, etc.).
Usage thérapeutique de l'eau dans l'Antiquité gréco-romaine : le bain
Diodore
de Sicile, s’inspirant des textes hippocratiques (traités médicaux
grecs de la fin du Ve et début du IVe s. av. n. ère pour la plupart
d’entre eux), mentionne l’usage de l’eau sous forme de bain dans le
domaine médical. En effet, ces bains étaient envisagés sur prescription
dans un contexte thérapeutique dans les premiers traités médicaux
grecs, et non simplement comme un rituel hygiénique régulier. Il était
souvent le premier soin prescrit.
Dans le Régime dans les maladies aiguës,
dont le chapitre 18 est consacré au bain, le médecin grec hippocratique
précise que ce bain se fait par aspersion et non par immersion du corps
dans l’eau comme on pourrait l’imaginer. Pendant ce soin, le malade
devait se tenir debout dans un bassin (qui ne devait pas être placé
trop loin de son lit), garder son calme et le silence, et ne rien faire
par lui-même. Il précise également que l’opération ne devait pas être
entreprise juste avant ou juste après un repas. Il estime les bains
bénéfiques à beaucoup de malades, sauf à ceux qui sont très affaiblis.
Diodore, comme les médecins grecs, accorde de l’importance à la
température de l’eau destinée à ces bains. Ce sont les eaux douces qui
devaient être utilisées (sources, rivières et fleuves, pluie), car
estimées plus qualitatives que l’eau de mer. Il mentionne notamment les
sources d’Himère et d’Egeste, qui alimentaient des bains d’eau chaude.
Celles-ci sont toujours exploitées.
Par contre, il met également l’accent sur le caractère négatif de
l’eau, qui déclenche des épidémies suite à des pluies trop abondantes.
Oribase, auteur de l’Antiquité tardive, quant à lui, signale dans sa Collection médicale
(X, 2) que les « bains dotés de propriétés chaudes sont
recommandés pour réchauffer les sujets enrhumés, dissiper la fatigue,
calmer les spasmes, apaiser les douleurs, ainsi que pour soigner les
problèmes de digestion ». L’auteur du Régime dans les maladies aiguës soulignait déjà le rôle apaisant du bain, ainsi que ses capacités ramollissantes.
Le bain est cependant déconseillé si le patient présente une forte
fièvre. Cette pratique médicale, agissant sur l’extérieur du corps,
pouvait être associée à un régime alimentaire complémentaire, agissant
sur l’intérieur de l’organisme. Ainsi, le bain pouvait être accompagné
de la consommation d’aliments bouillis (légumes, viande ou poisson). Il
pouvait aussi être conseillé de boire en sortant du bain, voire même
dans le bain.
Il est à noter que le nettoyage du patient peut être conseillé
distinctement du bain, mais que le bain n’a pas cette fonction
hygiénique qui nous paraît une évidence aujourd’hui. Il s’agit
strictement d’une opération thérapeutique dans la médecine grecque.
Dans la collection hippocratique, un traité Sur l’usage des liquides
(c3), présente cependant des qualités de l’eau de mer :
« Toutes ces substances (l’eau de mer comme le sel, la saumure ou
le nitre), pour celui qui en fait un petit usage, causent de
l’irritation, mais pour ceux qui parviennent à triompher de cet
inconvénient, l’eau de mer est bonne, et elle est meilleure quand elle
est chauffée, dans la plupart des cas ». « L’eau de mer (convient)
pour les gens qui ont des démangeaisons et pour ceux qui ont des
mordications ; leur donner des bains ou des fumigations (bain de
vapeur) avec de l’eau de mer chaude. […] On utilise aussi l’eau de mer
pour les ligaments ». Mais la prudence s’impose malgré tout :
« En ce qui concerne les plaies dues à une brûlure et les
écorchures ainsi que tout ce qui est du même genre, l’eau de mer est
néfaste ».
Thermalisle dans le monde romain
La
fréquentation des sources thermales et leur renommée ont souvent
traversé les époques en raison des spécificités minérales de l’eau qui
jaillissait de ces sources. Un pouvoir thérapeutique était associé à
ces eaux. En effet, les compositions particulières de ces eaux et les
bienfaits qu’elles pouvaient avoir sur certaines maladies étaient
connues empiriquement dans l’Antiquité.
Ce sont principalement les sources littéraires qui documentent ce
phénomène sociétal romain. Ces sites thermaux, souvent encore en
activité jusqu’à une époque récente et même jusqu’à aujourd’hui, n’ont
malheureusement que très peu fourni de témoignages archéologiques
anciens, en raison de la succession des structures du bâti de
l’Antiquité à nos jours.
Parmi les villes d’eau et petites agglomérations thermales (nommées Aquae ou Baiae
en latin) connues pour le Haut Empire, on peut citer Ischia, Baïes,
Stabies pour l’Italie, Bath en Angleterre, Pamukale en Turquie,
Kallirhoe (Mer Morte) en Jordanie, Jebel Oust en Tunisie, Carballo,
Fortuna, Lugo, Alange, Alhama de Murcia, Caldas de Montbui, Caldas de
Malavella, Banos de Montmayor, Burgas de Ourense en Espagne, ou encore
Aix-les-Bains, Boubon-Lancy, Bourbonne-les-Bains, Balaruc-les-Bains,
Aix-en-Provence et Vichy pour la France.
Certains de ces endroits ont pu accueillir des curistes venant de loin
en développant des édifices monumentaux et des logements destinés aux
gens de passage. Tandis que d’autres sites thermaux ont conservé une
fréquentation exclusivement locale en n’aménageant pas de telles
installations.
La pratique thermale la plus ancienne chez les Romains est celle du
choc thermique. En effet, à la fin de la période républicaine et au
début de l’Empire, la combinaison de la sudation puis du bain froid
était la plus en vogue. C’est à partir du règne de Néron que le bain
d’eau chaude a commencé à s’imposer. Son succès n’a cessé de grandir et
la période antonine a vu l’agrandissement des espaces destinés aux
soins chauds (vapeur, bain) dans les installations thermales curatives.
La piscine (natatio),
alimentée par l’eau chaude d’une source a été un élément constitutif
majeur de ces édifices thermaux à finalité thérapeutique (dont la
structure architecturale différait des thermes urbains plus communs,
destinés à l’hygiène). Ce bassin, souvent de forme rectangulaire,
pouvait être inclus dans un édifice ou être aménagé à ciel ouvert. Des
petites salles de repos étaient aussi présentes. Des vasques à
ablutions, baignoires, fontaines et nymphées complétaient l’ensemble.
Les édifices de thermes à usages thérapeutiques avaient un aspect
éclaté, car l’objectif était d’exploiter au mieux les sources réparties
sur la zone exploitée. Aucune symétrie n’était recherchée dans ces
ensembles. Les étapes du bain médicinal ne semblent pas avoir été
codifiées (chaque site avait ses particularités propres), contrairement
au bain traditionnel pour lequel un circuit était défini (salles
froides > salles tièdes > salles chaudes).
Les maladies pour lesquelles la prescription de cures thermales sont
souvent attestées dans les sources sont les rhumatismes, les calculs
rénaux, l’obésité ou la goutte. Mais les stations thermales étaient
également prisées pour le repos de l’esprit, comme lieu de villégiature.
Les soins pratiqués à l’époque romaine dans ces établissements étaient
très diversifiés : bains complets ou partiels, saunas secs ou
humides, douches, ingestions, massages, étalement de boues…
Les divinités actives dans ces sites thermaux sont très nombreuses, car
elles sont généralement spécifiques à chaque lieu et pouvaient avoir
préexister à l’arrivée des Romains. Il ne s’agit donc par
systématiquement de cultes guérisseurs, même lorsqu’ils sont pratiqués
à proximité de sources destinées à des cures thérapeutiques.
Destinations thermales : caractéristiques des eaux et divinités associées
Pline
l’Ancien recense une grande diversité de sources thermales dans la
région de Baïes : sulfureuses, alumineuses, salées, nitreuses,
bitumineuses… Il précise que l’eau sulfureuse est bénéfique pour les
nerfs, tandis que l’eau alumineuse est conseillée pour les paralysies.
A Lipari, île éolienne au nord de la Sicile, la source chaude
volcanique de San Calogero comptait parmi les plus réputées de
l’Antiquité. Elle produisait des fumerolles, qui ont été utilisées pour
des bains de vapeur jusqu’au XIXe siècle. Un édifice thermal a été
construit pour exploiter la source dans l’Antiquité. Une tholos, qui a
servi d’étuve, pourrait avoir été élevée dès la période mycénienne (IIe
millénaire av. n. ère). Des thermes ont ensuite été construits et
entretenus pour compléter le complexe à l’époque grecque et romaine.
En Gaule, Aix-les-Bains comptait deux sources distinctes, qui ont
alimenté les thermes pour un usage médical : l’eau d’alun et l’eau
de souffre. Ces eaux avaient une température de 45°-46°c. Chaque source
avait un débit journalier d’environ 4000 m³.
Une divinité nommée Borvo est attestée sur le site Aixois. Son nom
signifiait « le Bouillonnant ». A la période
gallo-romaine, il est connu comme dieu guérisseur des sources et des
eaux bienfaitrices. Il est également attesté dans des inscriptions
mises au jour à Bourbon-Lancy et à Bourbonne-les-bains notamment. Il
peut parfois être associé à sa parèdre Bormana. Une divinité Bormanicus
est également attesté en tant que divinité préromaine dans le
nord-ouest de la péninsule ibérique.
A Balaruc-les-Bains, ce sont Mercure et Mars qui bénéficiaient d’un culte dans l’enceinte du complexe thermal.
A Caldas de Montbui, dans le nord-est de l’Espagne, c’est la déesse
Isis qui se voit honorée, en lien avec un établissement de cures
thermales.
Conclusion
Du bain privé au complexe thermal, l’eau jouait un rôle majeur dans la
thérapeutique de l’Antiquité méditerranéenne et européenne. Chaque
particularité locale pouvait permettre d’affiner les soins et les
connaissances liées à l’eau et à ses composants, ainsi qu’aux bienfaits
qu’ils généraient. C’est une véritable culture et science médicale et
sociétale de l’eau qui a été développée au cours de l’Antiquité
classique.
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