Femmes lettrées de la Mésopotamie antique
Par Carine Mahy
Souvent
peu visibles, à première vue, à travers les sources antiques, les
femmes ont pourtant joué un rôle dans les civilisations
méditerranéennes et Proche-Orientales de l’Antiquité. Si ce sont le
mariage et la capacité de procréation qui semblent principalement
définir le rôle de la femme dans les sociétés antiques, elles ne se
sont pas toutes limitées à cette place au sein du foyer.
Des femmes philosophes ou poétesses sont bien attestées pendant la
période grecque par exemple. Il semble également que chez les Nabatéens
(au moins au Ier siècle de notre ère), les femmes disposaient de plus
de libertés dans l’espace et les affaires publiques.
A travers quelques exemples de femmes de pouvoir et de femmes savantes,
prêtresses, scribes, épouses de rois, nous tenterons, ici, de faire
leur connaissance et de mieux comprendre leur place dans les sociétés
patriarcales mésopotamiennes.
L'apprentissage de l'écriture et / ou la lecture par les femmes
L’accès à la
lecture et à l’écriture n’était pas aussi largement diffusé dans la
population en Mésopotamie antique, que dans d’autres civilisations de
cette période historique. En effet, l’emploi de l’écriture cunéiforme
mésopotamienne nécessitait un apprentissage plus long et plus intense
que la connaissance d’un alphabet, comme chez les Grecs, les
Phéniciens, les Romains, les Étrusques, les Ougaritiques, etc.
Si l’alphabet, et ses 20-30 signes en moyenne, pouvait s’acquérir par
une démarche autodidacte pour certains, la maîtrise des centaines de
signes du syllabaire mésopotamien nécessitaient plusieurs années de
formation auprès de scribes aguerris.
Cependant, il a été constaté que dans certains milieux sociaux,
notamment des archives de commerçants, une forme simplifiée du
syllabaire cunéiforme mésopotamien a été en usage. Environ 150-200
signes étaient couramment utilisés. Les signes syllabiques complexes et
la majorité des idéogrammes n’en faisaient pas partie. La syntaxe et la
grammaire étaient parfois approximatives, mais cela n’a pas empêché la
compréhension des textes. Cette connaissance limitée de l’écriture
devait permettre plus de monde d’en faire usage sans devoir recourir
systématiquement aux services de scribes professionnels.
Si les femmes n’étaient pas aussi nombreuses que les hommes à avoir pu
acquérir ce savoir, il n’en reste pas moins que certaines d’entre elles
ont exercé une activité en rapport avec l’écrit (écriture et/ou
lecture), comme en témoignent les archives mésopotamiennes.
Au cours des IIIe et IIe millénaires avant notre ère, certaines ont mené une carrière de scribe (dubsar
en cunéiformes suméro-akkadiens) ou simplement employé l’écriture pour
des besoins privés et familiaux. Tandis que d’autres, appartenant à
l’entourage royal, ont commandité des inscriptions (par exemple
dédicaces à destination des divinités, commémoration de construction
d’édifices ou correspondance privée et politique).
Les lettres liées aux activités commerciales attestent largement de
l’implication de femmes dans ce domaine. Elles pouvaient être
émettrices ou destinataires de ces missives ; parfois dans le
cadre d’échanges écrits avec leur époux, que la distance séparait en
raison de leurs activités de marchands. Elles géraient des archives
familiales en raison de l’absence de leur conjoint lors de ses
déplacements professionnels fréquents.
Les archives privées découvertes dans la cité anatolienne de Kaniš*
sont particulièrement riches concernant ces représentantes féminines de
familles de marchands assyriens. Elle documente les contacts entre
Assur et Kaniš, séparées par une distance importante.
Ces femmes s’occupaient de transactions financières, de la préparation
de produits – dont le tissage d’étoffes – destinées à l’exportation, de
la représentation de leur mari / père / frère / fils auprès des
collègues marchands et des autorités de la ville, et bien sûr de la
gestion du foyer. On les voit également établir des contrats en tant
qu’acquéreuses d’esclaves ou de maisons. Certaines disposaient même
d’un sceau personnel, qu’elles apposaient pour certifier les documents
(comme nous apposons une signature de nos jours) ou sceller une
enveloppe.
Les tablettes conservées nous renseignent le nom de quelques unes
d’entre-elles : Lamassi, Tariš-matum, Belatum, Taram-kubi, Tariša,
Lušitiya, Anana, Ummi-nara ou encore Adad-Šamši.
Les femmes disposant d’un statut particulier en lien avec les temples,
étaient également impliquées dans des opérations écrites, telles que la
conclusion de contrats (location de biens immobiliers, prêt ou emprunt,
héritage, etc.).
Scribes au féminin
Des
femmes scribes ont pu exercer leur profession sur plusieurs décennies.
Plusieurs sont notamment documentées pour la période
paléo-babylonienne, principalement au sein du Palais de Mari (Syrie) et
à Sippar (Irak). Dans cette dernière ville, elles étaient liées à
l’institution des juges du temple de Šamaš, dont elle transcrivaient
les verdicts des procès et divers actes concernant des biens fonciers.
Elles étaient probablement issues de familles dont d’autres membres ont
également exercé cette fonction. C’est par exemple le cas
d’Inanna-ama-mu de Sippar, dont le père Abba-tabum était également
scribe. C’est peut-être ce dernier qui l’a formée à l’écriture. Une
autre femme, Nig-Nanna, également scribe et contemporaine
d’Inanna-ama-mu, pourrait avoir été sa sœur. Le père aurait alors
transmis son savoir à deux de ses filles.
La formation d’un ou une scribe, en Mésopotamie, comprenait plusieurs
phases. La première était l’acquisition des techniques de l’écriture.
Lorsque la forme des signes était maîtrisée, l’élève passait à
l’apprentissage de listes lexicales, qu’il ou elle recopiait. Ensuite,
on passait à l’étude de signes plus complexes, ainsi qu’à la lecture de
textes sumériens. La dernière étape était la rédaction de textes
sumériens. Ceux-ci pouvaient être des proverbes, des modèles de
contrats ou des opérations mathématiques par exemple. Lors de chaque
évolution, l’apprenant(e) consolidait ses connaissances par la révision
des acquisitions antérieures.
Certains scribes pouvaient ensuite approfondir leur formation à travers
l’apprentissage de la littérature sumérienne. Selon les tablettes
pédagogiques, deux niveaux étaient distingués dans ce cursus avancé. La
première approche de la littérature sumérienne était basée sur l’étude
de quelques hymnes « simples ». Le second stade était orienté
sur des hymnes plus élaboré et des mythes.
Considérée comme langue culturelle et dont la connaissance était
indispensable à tout scribe mésopotamien, le sumérien est resté au
programme de la formation des scribes pendant de nombreux siècles, même
lorsque qu’il n’était plus parlé couramment et même si la langue des
apprentis scribes était l’akkadien ou le babylonien.
Au regard des tablettes mises au jour, il n’y avait pas de différence
dans le cursus, que l’élève scribe ait été un homme ou une femme.
Certaines d’entre-elles ont atteint le niveau le plus élevé de la
formation.
Femmes auteures
Dès la
période sumérienne, pendant la deuxième moitié du IIIe millénaire avant
notre ère, quelques femmes sont documentées en tant qu’auteures de
textes, y compris de littérature. Parmi elles, on peut retenir le nom
d’une princesse royale, En-hedu-Ana, fille de Sargon l’Ancien, de Kiš
et d’Akkad. Plusieurs hymnes lui sont généralement attribués, ainsi
qu’un mythe (Innana et Ebih). Cependant la maternité de ce mythe, attribuée à En-hedu-Ana, est peu probable.
Pour les hymnes, une expertise théologique s’en dégage, ainsi que le
reflet d’une idéologie politique à travers celui consacré à Innana
(intitulé nin me šár-ra). Si
il est difficile pour les philologues d’assurer avec certitude que
En-hedu-Ana est bien l’auteure de ce texte, elle en est le narrateur et
donc sans doute le commanditaire.
Elle fut prêtresse du dieu Nanna (lieu lune) dans son temple à Ur.
Plusieurs autres princesses royales lui ont succédé dans cette charge
religieuse. En cette qualité, elles semblent avoir été gestionnaires
d’un domaine foncier appartenant à l’institution religieuse.
D’autres occupaient les mêmes fonctions dans les temples d’autres
cités. Les filles du roi Naram-Sin étaient respectivement prêtresse de
Nana à Ur (En-men-Ana), prêtresse d’Enlil à Nippur (Tūta-napšum) et
prêtresse de Šamaš à Sippar (Šumšanī).
Il est à noter que la majorité des textes mésopotamiens sont anonymes.
Il n’est donc pas aisé d’évaluer la proportion de femmes auteures, par
rapport aux hommes, bien qu’il soit évident qu’elles étaient largement
minoritaires.
* remarque : le signe š, qui apparaît fréquemment dans cet article, se lit « ch ».
Pistes
bibliographiques
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A propos de la place des femmes dans l'Antiquité, lire aussi "Femmes et médecine dans l'Antiquité gréco-romaine"